Pourquoi le gala du MET est-il tant obsédé par les looks inconfortables

8 mai · Modifié · ELLE Rédaction

La popularité du corset, largement aperçu sur les corps des stars présentes à l’événement de l’année lundi, a relancé le débat sur la mode et son rapport à l’oppression.

Ce n’est pas le premier gala du MET au cours duquel Kim Kardashian a du mal à respirer. Au fil des ans, la star de téléréalité devenue magnat des affaires s’est même fait un devoir de porter des tenues défiant toujours plus les poumons. En 2019, elle avait à ce titre appris des techniques de respiration spéciales pour s’adapter à sa robe Mugler en cristal et latex confectionnée en collaboration avec le célèbre corsetier Mr. Pearl. En 2021, elle s’était cette fois-là couverte de la tête aux pieds d’une création Balenciaga noire, ce qui, comme sa mère et manager Kris Jenner l’avait expliqué plus tard, signifiait qu’elle « ne pouvait ni respirer ni voir », comptant alors sur les autres pour la guider. En 2022, Kim K. avait une nouvelle fois suivi un régime intensif de trois semaines pour adapter ses proportions déjà minimes à la célèbre robe « Happy Birthday, Mr. President » de Jean-Louis Scherrer pour Marilyn Monroe.

A lire aussi: MET Gala 2024: Tyla et sa robe en sable étaient les véritables stars de la soirée

« Je n’ai jamais ressenti une telle douleur de ma vie », avait-elle dit à propos de la tenue scintillante de 2019, comme en 2022 où elle avouait que son hommage à Marilyn Monroe avait été « un immense défi ».

Cette année, le choix vestimentaire de Kim Kardashian au gala du MET 2024 a une fois de plus captivé l’attention. Revêtue d’une création sur mesure de Maison Margiela qui s’inspirait du remarquable défilé de couture de John Galliano plus tôt dans l’année, ce choix a suscité un débat animé. Sa silhouette évoquait la thématique de l’événement inspirée par la nouvelle de J.G. Ballard de 1962, The Garden of Time. Sauf que de nombreux commentateurs ont semblé choqués par la taille improbablement fine de la star de téléréalité, spéculant sur des chirurgies esthétiques supplémentaires tout en notant son manifeste inconfort alors qu’elle arpentait le tapis vert ombré.

Kim Kardashian n’était pas la seule participante dont la tenue empêchait ses mouvements. Tyla, recouverte de sable, a nécessité d’une aide conséquente pour gravir les marches, tandis que Cardi B, enveloppée dans des couches de tulle noir, a été entourée de neuf assistants pour étaler sa robe. Sur les écrans de diffusion en direct, des essaims d’assistants en smoking ont été observés, transportant de lourdes traînes et des jupes volumineuses, aidant les célébrités à franchir les escaliers avec précaution, parfois même en utilisant des mini marches latérales. De nombreuses autres invitées ont quant à elles abandonné les voitures traditionnelles pour des minibus ou des fourgonnettes, certaines demeurant debout afin d’éviter de froisser leurs tenues, d’autres étant tout simplement dans l’impossibilité physique de s’asseoir.

Question d’oppression

La réflexion que suscite cet événement est inévitablement profonde. La contrainte physique imposée aux femmes pour défiler dans des tenues extravagantes pose en effet la question des paradoxes de la mode contemporaine. L’atmosphère dystopique inconfortable du Gala du MET rappelle en effet les observations du poète et philosophe italien Giacomo Leopardi dans son Dialogue entre la mode et la mort de 1824. À travers le personnage de La Mode, Leopardi dépeingnait avec une ironie mordante le pouvoir de la mode sur l’humanité, soulignant comment celle-ci peut réduire les individus à des êtres souffrants et obsédés par leur apparence. L’extrait où La Mode se vante de ses capacités de persuasion, infligeant des souffrances physiques au nom de la beauté, résonne de manière troublante avec les défis rencontrés par les participantes du gala du MET.

Bien que personne n’ait encore sacrifié sa vie pour l’amour de la mode à cet événement, l’allusion au corset soulève des questions intrigantes. Ces dernières années, la corsetterie a fait un retour en force, portée par un regain d’intérêt pour les pièces vintage des années 1980 et 1990, notamment de créateurs tels que Thierry Mugler, Vivienne Westwood, Jean-Paul Gaultier, John Galliano et Alexander McQueen. Parmi les invités notables arborant des corsets au gala du MET 2024, figuraient Emma Chamberlain, Taylor Russell, Zendaya et Paloma Elsesser, nombreux étant celles qui rendaient hommage à ces créateurs emblématiques ou qui réinterprétaient leurs styles distinctifs.

Un renouveau qui a effectivement ravivé un vieux débat sur le lien entre l’habillement et l’oppression. Longtemps, la mode a été associée à un récit selon lequel elle assujettissait ses passionnés en les séduisant par des promesses de grandeur, mais les entravait ensuite avec des motifs encombrants et dangereux, en les alourdissant, les blessant, les déséquilibrant, voire en les rendant impuissants. Cette perception a nourri des accusations selon lesquelles la mode serait même un instrument du patriarcat, un moyen par lequel l’homosexualité exprimerait sa misogynie, et d’autres critiques allant de la simplification de la pensée à l’homophobie pure et simple (certains classent les créations de Coco Chanel chez Dior et Balenciaga dans cette dernière catégorie, arguant qu’elles ne comprennent pas la silhouette féminine). Ce malaise face à l’artifice et à l’exagération se cache souvent derrière une façade de moralité. Dans ces débats, le corset, tout comme le talon haut, est souvent désigné comme le coupable ultime, ses contraintes physiques et son pouvoir de manipulation incarnant un symbole puissant de contrôle et de soumission.

Instrument de divertissement avant tout

Mais les historiens de la mode rejettent souvent cette analyse, soulignant à plusieurs reprises que de telles caractérisations sont à la fois erronées et réductrices pour les femmes. A commencer par Valerie Steele, éminente universitaire en mode et commissaire d’expositions, qui remettait par exemple en question ces perceptions dans son ouvrage The Corset: A Cultural History (2001), en affirmant que « la plupart de ce que nous pensons savoir sur les corsets est faux ou exagéré ». Bien que parfois inconfortables, les corsets bien ajustés peuvent, selon elle, offrir un soutien surprenant, agissant comme un précurseur du soutien-gorge moderne, en particulier pour les femmes ayant une poitrine plus volumineuse. L’image romantique de la femme fragile serait davantage le produit de l’imagination hollywoodienne que de la réalité historique. L’idée que la libération des femmes est liée à un relâchement des vêtements et des sous-vêtements au cours du 20e siècle semble convaincante, mais elle est loin d’être aussi claire. En réalité, comme le souligne Valerie Steele, au fil du temps, le corset n’a pas tant disparu que transformé, se manifestant désormais à travers des pratiques telles que l’alimentation, l’exercice physique et même la chirurgie plastique.

Kim Kardashian incarne l’essence même de la modification corporelle, à la fois dans ses aspects internes et externes.

Valerie Steele, autrice de The Corset: A Cultural History (2001)

Pour ce qui est de Kim Kardashian donc, celle-ci incarne, toujours d’après Valerie Steele, l’essence même de la modification corporelle, à la fois dans ses aspects internes et externes. C’est peut-être pourquoi le ton de certains commentaires sur son corset, oscillant entre une profonde préoccupation pour elle et des critiques envers son équipe de stylistes et de designers, semble quelque peu étrange. Car certes, on peut remettre en question les normes de beauté irréalistes qu’elle représente, étant à la fois une boussole et un reflet des idéaux de beauté occidentaux. Sa perte de poids au cours des dernières années, par exemple, renvoie à un regain de vénération pour la minceur. Reste que le choix extrême de sa tenue ne peut être interprété que comme totalement intentionnel. Chaque année, au MET Gala, l’influenceuse de 43 ans démontre que son corps, du moins pour elle, est son atout le plus précieux. Selon votre point de vue sur sa place dans la culture populaire, vous pourriez interpréter cette affirmation comme soit réductrice, soit éminemment admirative. En réalité, elle est simplement authentique, et c’est précisément pour cette raison qu’elle a aujourd’hui une entreprise de vêtements sculptants évaluée à 4 milliards de dollars.

Il y a en outre de nombreux contextes dans lesquels nous, spectateurs, acceptons de regarder quelqu’un évoluer dans des conditions physiquement exigeantes. La danse classique et le football, par exemple, nécessitent des années d’entraînement et peuvent entraîner des blessures graves. Ces disciplines sont tout autant des spectacles glorifiés. Si nous acceptons le MET Gala tel qu’il est devenu, un événement de divertissement de masse qui génère d’énormes revenus pour de nombreuses marques et personnes associées à celles-ci (en plus de soutenir financièrement le Costume Institute), nous devons également accepter que certaines personnes, au nom du spectacle visuel, de la notoriété accrue ou de leur engagement dans les aspects les plus extravagants et excitants de la mode, soient prêtes à endurer un certain inconfort pendant quelques heures. La seule question qui importe alors est de savoir si elles ont réussi à le faire.

Autrice: Rosalind Jana
Cet article a été traduit en français et adapté pour la Suisse après avoir initialement été publié sur 
elle.com/uk. Retrouvez tous les autres articles de cette édition sur le site web officiel.

Tags : people · événement · analyse

La popularité du corset, largement aperçu sur les corps des stars présentes à l’événement de l’année lundi, a relancé le débat sur la mode et son rapport à l’oppression.

Ce n’est pas le premier gala du MET au cours duquel Kim Kardashian a du mal à respirer. Au fil des ans, la star de téléréalité devenue magnat des affaires s’est même fait un devoir de porter des tenues défiant toujours plus les poumons. En 2019, elle avait à ce titre appris des techniques de respiration spéciales pour s’adapter à sa robe Mugler en cristal et latex confectionnée en collaboration avec le célèbre corsetier Mr. Pearl. En 2021, elle s’était cette fois-là couverte de la tête aux pieds d’une création Balenciaga noire, ce qui, comme sa mère et manager Kris Jenner l’avait expliqué plus tard, signifiait qu’elle « ne pouvait ni respirer ni voir », comptant alors sur les autres pour la guider. En 2022, Kim K. avait une nouvelle fois suivi un régime intensif de trois semaines pour adapter ses proportions déjà minimes à la célèbre robe « Happy Birthday, Mr. President » de Jean-Louis Scherrer pour Marilyn Monroe.

A lire aussi: MET Gala 2024: Tyla et sa robe en sable étaient les véritables stars de la soirée

« Je n’ai jamais ressenti une telle douleur de ma vie », avait-elle dit à propos de la tenue scintillante de 2019, comme en 2022 où elle avouait que son hommage à Marilyn Monroe avait été « un immense défi ».

Cette année, le choix vestimentaire de Kim Kardashian au gala du MET 2024 a une fois de plus captivé l’attention. Revêtue d’une création sur mesure de Maison Margiela qui s’inspirait du remarquable défilé de couture de John Galliano plus tôt dans l’année, ce choix a suscité un débat animé. Sa silhouette évoquait la thématique de l’événement inspirée par la nouvelle de J.G. Ballard de 1962, The Garden of Time. Sauf que de nombreux commentateurs ont semblé choqués par la taille improbablement fine de la star de téléréalité, spéculant sur des chirurgies esthétiques supplémentaires tout en notant son manifeste inconfort alors qu’elle arpentait le tapis vert ombré.

Kim Kardashian n’était pas la seule participante dont la tenue empêchait ses mouvements. Tyla, recouverte de sable, a nécessité d’une aide conséquente pour gravir les marches, tandis que Cardi B, enveloppée dans des couches de tulle noir, a été entourée de neuf assistants pour étaler sa robe. Sur les écrans de diffusion en direct, des essaims d’assistants en smoking ont été observés, transportant de lourdes traînes et des jupes volumineuses, aidant les célébrités à franchir les escaliers avec précaution, parfois même en utilisant des mini marches latérales. De nombreuses autres invitées ont quant à elles abandonné les voitures traditionnelles pour des minibus ou des fourgonnettes, certaines demeurant debout afin d’éviter de froisser leurs tenues, d’autres étant tout simplement dans l’impossibilité physique de s’asseoir.

Question d’oppression

La réflexion que suscite cet événement est inévitablement profonde. La contrainte physique imposée aux femmes pour défiler dans des tenues extravagantes pose en effet la question des paradoxes de la mode contemporaine. L’atmosphère dystopique inconfortable du Gala du MET rappelle en effet les observations du poète et philosophe italien Giacomo Leopardi dans son Dialogue entre la mode et la mort de 1824. À travers le personnage de La Mode, Leopardi dépeingnait avec une ironie mordante le pouvoir de la mode sur l’humanité, soulignant comment celle-ci peut réduire les individus à des êtres souffrants et obsédés par leur apparence. L’extrait où La Mode se vante de ses capacités de persuasion, infligeant des souffrances physiques au nom de la beauté, résonne de manière troublante avec les défis rencontrés par les participantes du gala du MET.

Bien que personne n’ait encore sacrifié sa vie pour l’amour de la mode à cet événement, l’allusion au corset soulève des questions intrigantes. Ces dernières années, la corsetterie a fait un retour en force, portée par un regain d’intérêt pour les pièces vintage des années 1980 et 1990, notamment de créateurs tels que Thierry Mugler, Vivienne Westwood, Jean-Paul Gaultier, John Galliano et Alexander McQueen. Parmi les invités notables arborant des corsets au gala du MET 2024, figuraient Emma Chamberlain, Taylor Russell, Zendaya et Paloma Elsesser, nombreux étant celles qui rendaient hommage à ces créateurs emblématiques ou qui réinterprétaient leurs styles distinctifs.

Un renouveau qui a effectivement ravivé un vieux débat sur le lien entre l’habillement et l’oppression. Longtemps, la mode a été associée à un récit selon lequel elle assujettissait ses passionnés en les séduisant par des promesses de grandeur, mais les entravait ensuite avec des motifs encombrants et dangereux, en les alourdissant, les blessant, les déséquilibrant, voire en les rendant impuissants. Cette perception a nourri des accusations selon lesquelles la mode serait même un instrument du patriarcat, un moyen par lequel l’homosexualité exprimerait sa misogynie, et d’autres critiques allant de la simplification de la pensée à l’homophobie pure et simple (certains classent les créations de Coco Chanel chez Dior et Balenciaga dans cette dernière catégorie, arguant qu’elles ne comprennent pas la silhouette féminine). Ce malaise face à l’artifice et à l’exagération se cache souvent derrière une façade de moralité. Dans ces débats, le corset, tout comme le talon haut, est souvent désigné comme le coupable ultime, ses contraintes physiques et son pouvoir de manipulation incarnant un symbole puissant de contrôle et de soumission.

Instrument de divertissement avant tout

Mais les historiens de la mode rejettent souvent cette analyse, soulignant à plusieurs reprises que de telles caractérisations sont à la fois erronées et réductrices pour les femmes. A commencer par Valerie Steele, éminente universitaire en mode et commissaire d’expositions, qui remettait par exemple en question ces perceptions dans son ouvrage The Corset: A Cultural History (2001), en affirmant que « la plupart de ce que nous pensons savoir sur les corsets est faux ou exagéré ». Bien que parfois inconfortables, les corsets bien ajustés peuvent, selon elle, offrir un soutien surprenant, agissant comme un précurseur du soutien-gorge moderne, en particulier pour les femmes ayant une poitrine plus volumineuse. L’image romantique de la femme fragile serait davantage le produit de l’imagination hollywoodienne que de la réalité historique. L’idée que la libération des femmes est liée à un relâchement des vêtements et des sous-vêtements au cours du 20e siècle semble convaincante, mais elle est loin d’être aussi claire. En réalité, comme le souligne Valerie Steele, au fil du temps, le corset n’a pas tant disparu que transformé, se manifestant désormais à travers des pratiques telles que l’alimentation, l’exercice physique et même la chirurgie plastique.

Kim Kardashian incarne l’essence même de la modification corporelle, à la fois dans ses aspects internes et externes.

Valerie Steele, autrice de The Corset: A Cultural History (2001)

Pour ce qui est de Kim Kardashian donc, celle-ci incarne, toujours d’après Valerie Steele, l’essence même de la modification corporelle, à la fois dans ses aspects internes et externes. C’est peut-être pourquoi le ton de certains commentaires sur son corset, oscillant entre une profonde préoccupation pour elle et des critiques envers son équipe de stylistes et de designers, semble quelque peu étrange. Car certes, on peut remettre en question les normes de beauté irréalistes qu’elle représente, étant à la fois une boussole et un reflet des idéaux de beauté occidentaux. Sa perte de poids au cours des dernières années, par exemple, renvoie à un regain de vénération pour la minceur. Reste que le choix extrême de sa tenue ne peut être interprété que comme totalement intentionnel. Chaque année, au MET Gala, l’influenceuse de 43 ans démontre que son corps, du moins pour elle, est son atout le plus précieux. Selon votre point de vue sur sa place dans la culture populaire, vous pourriez interpréter cette affirmation comme soit réductrice, soit éminemment admirative. En réalité, elle est simplement authentique, et c’est précisément pour cette raison qu’elle a aujourd’hui une entreprise de vêtements sculptants évaluée à 4 milliards de dollars.

Il y a en outre de nombreux contextes dans lesquels nous, spectateurs, acceptons de regarder quelqu’un évoluer dans des conditions physiquement exigeantes. La danse classique et le football, par exemple, nécessitent des années d’entraînement et peuvent entraîner des blessures graves. Ces disciplines sont tout autant des spectacles glorifiés. Si nous acceptons le MET Gala tel qu’il est devenu, un événement de divertissement de masse qui génère d’énormes revenus pour de nombreuses marques et personnes associées à celles-ci (en plus de soutenir financièrement le Costume Institute), nous devons également accepter que certaines personnes, au nom du spectacle visuel, de la notoriété accrue ou de leur engagement dans les aspects les plus extravagants et excitants de la mode, soient prêtes à endurer un certain inconfort pendant quelques heures. La seule question qui importe alors est de savoir si elles ont réussi à le faire.

Autrice: Rosalind Jana
Cet article a été traduit en français et adapté pour la Suisse après avoir initialement été publié sur 
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