Quand l’industrie musicale se décidera-t-elle enfin à respecter le #MeToo?

22 décembre 2023 · Modifié · ELLE Rédaction

Alors qu’un énième homme célèbre et puissant fait actuellement face à un procès pour viol, la journaliste musicale Hattie Collins s’est demandée chez ELLE pourquoi des décennies de sexisme et d’abus demeurent toujours incontrôlées.

Il n’aura fallu qu’un seul jour pour que le procès mis en place suite à la plainte de 35 pages soit réglé. Le 16 novembre, la chanteuse Cassie, de son vrai nom Casandra Ventura, a poursuivi son ancien partenaire et patron du label Bad Boy Records, Sean « Diddy » Combs. Elle a allégué avoir été victime de plus de 13 ans d’abus, notamment de trafic sexuel et d’agression sexuelle. Et les niveaux de coercition, de contrôle, d’humiliation et de violence endurés par l’artiste américaine depuis sa rencontre avec le rappeur à l’âge de 19 ans, en 2005, sont tout à fait choquants: « Après des années dans le silence et l’obscurité, je suis enfin prête à raconter mon histoire », avait-elle alors déclaré dans une déclaration accordée au New York Times, et parler en mon nom et dans l’intérêt de toutes les femmes confrontées à la violence et aux abus dans leurs relations. »

Bien qu’il ait d’abord nié les accusations, le milliardaire – qui a choisi le pseudo « Love » sur Instagram – a accepté un règlement à l’amiable un jour plus tard, le 17 novembre. « Nous avons décidé de résoudre cette affaire à l’amiable, avait alors annoncé Diddy dans un communiqué le lendemain. Je souhaite à Cassie et à sa famille tout ce qu’il y a de mieux. Je leur souhaite beaucoup d’amour. » Depuis lors, le rappeur a fait l’objet de deux autres poursuites pour agression sexuelle de la part de deux autres femmes, dont il s’en est néanmoins défendu. La semaine dernière, l’ex de Cassie a alors publié sur Instagram: ‘Trop c’est trop. Au cours des dernières semaines, je suis resté assis en silence et ai regardé les gens tenter d’abattre ma personne, de détruire ma réputation ainsi que mon héritage. Des allégations écœurantes ont été portées à mon encontre par des individus à la recherche d’un gagne-pain rapide. »

Les plaintes comme celle de Cassie à l’encontre d’hommes puissants du monde de la musique ne sont pas nouvelles. On se souvient des allégations contre Elvis Presley concernant les accusations d’agression sexuelles envers une jeune fille de 14 ans, Priscilla, en 1959. Il y a aussi eu le bassiste des Rolling Stone, Bill Wyman, qui courtisait Mandi Smith, 13 ans, en 1984. Il avait 47 ans. « Elle m’a coupé le souffle… c’était une femme à treize ans », avait-t-il écrit dans son autobiographie de 1997, Stone Alone. Plus récemment, il y a également eu R. Kelly – vous connaissez l’histoire. Stephen Tyler, le chanteur d’Aerosmith fait quant à lui face à des interpellations à propos d’allégations passées d’agression sexuelle (Tyler a démenti toutes les accusations). Dans un cas rare de verdict de culpabilité, le rappeur britannique Solo 45 (de son vrai nom Andy Anokye) a été reconnu coupable et condamné en 2020 à 24 ans de prison pour avoir torturé, interrogé et violé quatre femmes. Sa peine a été portée à 30 ans d’emprisonnement en 2021 après que la cour d’appel a jugé que sa peine initiale avait été « indûment clémente ».

L’industrie musicale est en fait tellement enracinée dans le sexisme, les comportements inappropriés et les agressions graves qu’au début de l’année 2023, une enquête sur la misogynie dans ce secteur avait été mise en place au Parlement américain par la commission des femmes et de l’égalité. Annie Macmanus, ancienne DJ de Radio 1, et Rebecca Ferguson, ancienne participante à X Factor, font partie des personnes qui ont témoigné.

« La misogynie n’est que la partie émergée de l’iceberg de ce qui se passe en coulisses. Si vous lisez la version non censurée de mon témoignage écrit, vous verrez à quel point le monde de la musique est devenu sombre. Ce qu’il y a de plus effrayant, c’est que la situation ne fera qu’empirer si le gouvernement n’agit pas », a déclaré Rebecca Ferguson à la commission, soulignant l’exploitation, les agressions, les brimades, la corruption et les violations des droits de l’homme dans le cadre de son témoignage. « Un nombre effarant de femmes faisant face à des situations d’agression sexuelle doivent en effet enterrer ou édulcorer leur histoire. C’est tout simplement dégueulasse, s’est agacée de son côté Annie Macmanus à la commission d’enquête. Je pense que si quelque chose de réellement concret se produisait, si une personne parlait suffisamment fort pour attirer l’attention des médias, il pourrait y avoir un raz-de-marée. C’est certain ».

Et c’est là qu’Annie Macmanus s’attaque au cœur du problème. Dans le sillage du mouvement #MeToo, toujours plus de femmes se manifestent: en novembre 2023, des accusations historiques contre Jimmy Lovine, magnat de l’industrie musicale, avaient été révélées. Mais l’histoire a prouvé que pour celles qui osent parler, le processus s’avère lent, douloureux et souvent traumatisant; on peut ainsi comprendre pourquoi tant de femmes hésitent à le faire.

Nombre phénoménal de plaintes

Les victimes ne sont pas les seules concernées. D’autres acteurs du secteur sont témoins et parties prenantes – ou conscientes – de comportements non seulement immoraux, mais aussi illégaux. Pourtant, rares sont ceux qui les dénoncent. En partie par crainte de perdre son emploi ou de subir d’autres représailles, mais aussi peut-être parce qu’il existe très peu de systèmes mis en place dans les industries de la musique et de la création pour dénoncer de tels comportements. En tant que journaliste musical, j’ai entendu parler d’un nombre incalculable de rédacteurs en chef, d’artistes et de cadres aux mains baladeuses (dans le meilleur des cas). Pourtant, je n’ai eu affaire à des ressources humaines que dans trois des huit postes que j’ai occupés. Même si j’avais des informations, je n’avais nulle part où les déposer. Si vous tentiez de dénoncer, est-ce qu’il se passerait quelque chose? Lily Allen a confié sa propre expérience d’agression par un cadre de l’industrie du disque, mais, pour autant que nous le sachions, son agresseur présumé est toujours en liberté. Pourquoi n’en fait-on pas plus?

Les réactions aux allégations de Cassie ont d’abord été relativement discrètes au sein de l’industrie musicale. La chanteuse Ke$ha a modifié les paroles de son single « TikTok » de 2009 alors qu’elle se produisait en Californie deux jours après le règlement du procès. Les paroles « Wake up in the morning feeling like P. Diddy » (« Je me réveille ce matin en me sentant comme P. Diddy ») sont devenues « Wake up in the morning feeling just like me » (« Je me réveille ce matin en me sentant simplement moi-même »). D’autres artistes ayant signé avec Bad Boy Records se sont également exprimés en faveur de Ventura, notamment Aubrey O’Day, ex-membre des Danity Kane, qui a fait écho à la déclaration de Macmanus. S’attaquer à l’une des personnes les plus puissantes de cette industrie n’est pas vraiment pas une mince affaire, a-t-elle déclaré. Puisse sa voix amener toutes les autres à la table, afin que nous puissions commencer à avoir des conversations plus transparentes sur ce qui se passe réellement en coulisses ». 50 Cent a de son côté pressenti que d’autres femmes parleraient et est apparemment en train de préparer un documentaire sur Diddy. Un commentaire énigmatique a par ailleurs été publié en story Instagram par Kimora Lee Simmons, elle qui dans une interview accordée au magazine New York en 2004 avait accusé Diddy de l’avoir menacée de lui donner un coup de poing dans l’estomac alors qu’elle était enceinte.

Quand les hommes puissants continuent d’échapper à la justice

Le monde des affaires a réagi de manière plus décisive, comme les marques aux côtés desquelles Combs a travaillé, telles que Diageo et Pound Cake ayant presque immédiatement rompu leurs liens avec la star du rap. Une école new-yorkaise à laquelle ce dernier avait promis 1 million de dollars a également mis fin à son partenariat avec lui. Quoique temporairement, Diddy lui-même a démissionné la semaine dernière de son poste de président de Revolt, le réseau de télévision par câble qu’il a cofondé en 2013. Mais, malgré l’obtention d’un règlement, l’avocat de l’artiste, Ben Brafman, a déclaré au Independent qu’il ne s’agissait pas d’un aveu de culpabilité. « Pour que ce soit clair, la décision de régler un procès, surtout en 2023, n’est en aucun cas un aveu d’acte répréhensible. La décision de Monsieur Combs de régler le procès ne remet en rien en cause son refus catégorique de légitimer ces réclamations. Il est simplement heureux que les deux soient parvenus à un règlement mutuel et souhaite le meilleur à Madame Ventura. » Ainsi se répète l’histoire: un autre homme riche, célèbre et puissant règle un procès en quelques billets et le sujet reste muet.

En 2018, le Washington Post avait écrit un long article sur la façon dont les personnes au pouvoir s’étaient volontairement rendues aveugles face au comportement de R. Kelly. Barry Weiss, directeur général du label de Kelly, Jive, de 1991 à 2011, avait déclaré au journal n’avoir jamais parlé au chanteur américain de son comportement, car cela ne le concernait pas: « J’étais une maison de disques qui produisait les disques de R. Kelly, avait déclaré Weiss. C’est tout ce que je savais. Je n’ai pas été impliqué dans ses affaires pénales. Nous étions une maison de disques, pour l’amour de Dieu. » Le fondateur de Jive, Clive Calder, était un peu plus contrit. « Je ne suis pas psychiatre, mais je peux clairement dire que ce type présente de nombreux troubles. De toute évidence, nous avons raté quelque chose. »

La deuxième question cruciale ici, soulevée par Rebecca Ferguson, est le problème des poursuites pour crimes sexuels. Il est étonnamment difficile de porter une affaire de viol devant les tribunaux – et encore moins de la gagner. Selon Rape Crisis, 68’109 viols ont été enregistrés par la police en Angleterre et au Pays de Galles entre juillet 2022 et juin 2023. Seulement 2,2 % des accusations ont été portées en affaire (1 498). Cela signifie que seulement 2 viols sur 100 ont donné lieu à une inculpation – et encore moins à une condamnation. Et ceux qui sont en mesure de porter leur affaire devant les tribunaux peuvent s’attendre à attendre plus de deux ans avant que l’affaire soit finalisée.

Voici donc les options qui se sont présentées à Cassie: dans un tribunal civil, une condamnation est prononcée sur la base de la balance des probabilités. L’accusateur doit prouver qu’il est probable à 51 % que le défendeur est coupable. Mais si la chanteuse avait porté l’affaire devant un tribunal pénal, elle aurait dû prouver, au-delà de tout doute raisonnable, qu’elle disait la vérité. Et cela aurait pu prendre des années. Le seuil de vérité est beaucoup plus élevé dans un tribunal pénal et il est donc beaucoup, beaucoup plus difficile pour les victimes de viols et d’agressions sexuelles d’obtenir un verdict positif. La plupart des viols et des agressions ont lieu en privé, avec peu de preuves, ce qui les rend difficiles à prouver – c’est votre parole contre la leur. D’autres facteurs entrent également en ligne de compte: le manque de ressources policières, le temps nécessaire pour se rendre au tribunal et le manque de soutien aux victimes elles-mêmes. Des taux de condamnation aussi faibles n’incitent guère les hommes à cesser de commettre ces crimes, quels que soient leur emploi, leur rôle ou leur position dans la société.

Ces hommes ont fait gagner trop d’argent à trop de gens

Cassie a alors choisi d’éviter un procès long, humiliant et potentiellement infructueux et de recevoir une sorte de compensation tout en faisant connaître aux gens sa vérité sur un homme qui, selon elle, a été autorisé à commettre des crimes pendant des décennies sans reproche.

Il semble toutefois peu probable que la honte médiatique portée sur Diddy changent grand-chose. Même le moment #MeToo au départ galvanisé par l’industrie cinématographique semble être au point mort – malgré la chute de Weinstein. Il y a eu très peu d’autres condamnations, les affaires étant réglées ou aucune accusation n’ayant été portée contre l’accusé. Et pendant ce temps, les cas de viol se multiplient.

Toujours d’après Rape Crisis, le dernier rapport publié par l’Office des statistiques nationales montre que les infractions de viol ont augmenté de façon spectaculaire en Angleterre et au Pays de Galles depuis 2012 et 2013. 1 femme sur 4 est violée ou agressée sexuellement à l’âge adulte et les statistiques globales pour l’Angleterre et le Pays de Galles révèlent que 85 000 femmes sont victimes de viol, de tentative de viol ou d’agression sexuelle chaque année.

Ce n’est pas seulement l’industrie musicale qui a un problème, c’est le monde dans lequel nous vivons. Certes, les hommes sont également victimes de viols, mais ce sont surtout les femmes et les personnes transgenres qui souffrent de ce système et ce sont surtout les hommes qui commettent ces crimes. Les femmes doivent se sentir en sécurité lorsqu’elles signalent des crimes à la police – un policier par semaine est actuellement accusé de viol, selon Le Bureau du journalisme d’investigation et Channel 5. Tant que nous ne serons pas en mesure de soutenir les victimes – et de les croire -, tant que le système de justice pénale ne trouvera pas un moyen plus équitable de condamner les viols et les délits sexuels, l’industrie musicale et le monde en général auront un énorme problème. Et aucun hashtag, aussi considérables qu’ils soient, ne pourra y changer quelque chose.

Autrice: Hattie Collins
Cet article a été traduit en français et adapté pour la Suisse après avoir initialement été publié sur elle.com/uk. Retrouvez tous les autres articles de cette édition sur le site web officiel.


Tags : sexisme · Femme

Alors qu’un énième homme célèbre et puissant fait actuellement face à un procès pour viol, la journaliste musicale Hattie Collins s’est demandée chez ELLE pourquoi des décennies de sexisme et d’abus demeurent toujours incontrôlées.

Il n’aura fallu qu’un seul jour pour que le procès mis en place suite à la plainte de 35 pages soit réglé. Le 16 novembre, la chanteuse Cassie, de son vrai nom Casandra Ventura, a poursuivi son ancien partenaire et patron du label Bad Boy Records, Sean « Diddy » Combs. Elle a allégué avoir été victime de plus de 13 ans d’abus, notamment de trafic sexuel et d’agression sexuelle. Et les niveaux de coercition, de contrôle, d’humiliation et de violence endurés par l’artiste américaine depuis sa rencontre avec le rappeur à l’âge de 19 ans, en 2005, sont tout à fait choquants: « Après des années dans le silence et l’obscurité, je suis enfin prête à raconter mon histoire », avait-elle alors déclaré dans une déclaration accordée au New York Times, et parler en mon nom et dans l’intérêt de toutes les femmes confrontées à la violence et aux abus dans leurs relations. »

Bien qu’il ait d’abord nié les accusations, le milliardaire – qui a choisi le pseudo « Love » sur Instagram – a accepté un règlement à l’amiable un jour plus tard, le 17 novembre. « Nous avons décidé de résoudre cette affaire à l’amiable, avait alors annoncé Diddy dans un communiqué le lendemain. Je souhaite à Cassie et à sa famille tout ce qu’il y a de mieux. Je leur souhaite beaucoup d’amour. » Depuis lors, le rappeur a fait l’objet de deux autres poursuites pour agression sexuelle de la part de deux autres femmes, dont il s’en est néanmoins défendu. La semaine dernière, l’ex de Cassie a alors publié sur Instagram: ‘Trop c’est trop. Au cours des dernières semaines, je suis resté assis en silence et ai regardé les gens tenter d’abattre ma personne, de détruire ma réputation ainsi que mon héritage. Des allégations écœurantes ont été portées à mon encontre par des individus à la recherche d’un gagne-pain rapide. »

Les plaintes comme celle de Cassie à l’encontre d’hommes puissants du monde de la musique ne sont pas nouvelles. On se souvient des allégations contre Elvis Presley concernant les accusations d’agression sexuelles envers une jeune fille de 14 ans, Priscilla, en 1959. Il y a aussi eu le bassiste des Rolling Stone, Bill Wyman, qui courtisait Mandi Smith, 13 ans, en 1984. Il avait 47 ans. « Elle m’a coupé le souffle… c’était une femme à treize ans », avait-t-il écrit dans son autobiographie de 1997, Stone Alone. Plus récemment, il y a également eu R. Kelly – vous connaissez l’histoire. Stephen Tyler, le chanteur d’Aerosmith fait quant à lui face à des interpellations à propos d’allégations passées d’agression sexuelle (Tyler a démenti toutes les accusations). Dans un cas rare de verdict de culpabilité, le rappeur britannique Solo 45 (de son vrai nom Andy Anokye) a été reconnu coupable et condamné en 2020 à 24 ans de prison pour avoir torturé, interrogé et violé quatre femmes. Sa peine a été portée à 30 ans d’emprisonnement en 2021 après que la cour d’appel a jugé que sa peine initiale avait été « indûment clémente ».

L’industrie musicale est en fait tellement enracinée dans le sexisme, les comportements inappropriés et les agressions graves qu’au début de l’année 2023, une enquête sur la misogynie dans ce secteur avait été mise en place au Parlement américain par la commission des femmes et de l’égalité. Annie Macmanus, ancienne DJ de Radio 1, et Rebecca Ferguson, ancienne participante à X Factor, font partie des personnes qui ont témoigné.

« La misogynie n’est que la partie émergée de l’iceberg de ce qui se passe en coulisses. Si vous lisez la version non censurée de mon témoignage écrit, vous verrez à quel point le monde de la musique est devenu sombre. Ce qu’il y a de plus effrayant, c’est que la situation ne fera qu’empirer si le gouvernement n’agit pas », a déclaré Rebecca Ferguson à la commission, soulignant l’exploitation, les agressions, les brimades, la corruption et les violations des droits de l’homme dans le cadre de son témoignage. « Un nombre effarant de femmes faisant face à des situations d’agression sexuelle doivent en effet enterrer ou édulcorer leur histoire. C’est tout simplement dégueulasse, s’est agacée de son côté Annie Macmanus à la commission d’enquête. Je pense que si quelque chose de réellement concret se produisait, si une personne parlait suffisamment fort pour attirer l’attention des médias, il pourrait y avoir un raz-de-marée. C’est certain ».

Et c’est là qu’Annie Macmanus s’attaque au cœur du problème. Dans le sillage du mouvement #MeToo, toujours plus de femmes se manifestent: en novembre 2023, des accusations historiques contre Jimmy Lovine, magnat de l’industrie musicale, avaient été révélées. Mais l’histoire a prouvé que pour celles qui osent parler, le processus s’avère lent, douloureux et souvent traumatisant; on peut ainsi comprendre pourquoi tant de femmes hésitent à le faire.

Nombre phénoménal de plaintes

Les victimes ne sont pas les seules concernées. D’autres acteurs du secteur sont témoins et parties prenantes – ou conscientes – de comportements non seulement immoraux, mais aussi illégaux. Pourtant, rares sont ceux qui les dénoncent. En partie par crainte de perdre son emploi ou de subir d’autres représailles, mais aussi peut-être parce qu’il existe très peu de systèmes mis en place dans les industries de la musique et de la création pour dénoncer de tels comportements. En tant que journaliste musical, j’ai entendu parler d’un nombre incalculable de rédacteurs en chef, d’artistes et de cadres aux mains baladeuses (dans le meilleur des cas). Pourtant, je n’ai eu affaire à des ressources humaines que dans trois des huit postes que j’ai occupés. Même si j’avais des informations, je n’avais nulle part où les déposer. Si vous tentiez de dénoncer, est-ce qu’il se passerait quelque chose? Lily Allen a confié sa propre expérience d’agression par un cadre de l’industrie du disque, mais, pour autant que nous le sachions, son agresseur présumé est toujours en liberté. Pourquoi n’en fait-on pas plus?

Les réactions aux allégations de Cassie ont d’abord été relativement discrètes au sein de l’industrie musicale. La chanteuse Ke$ha a modifié les paroles de son single « TikTok » de 2009 alors qu’elle se produisait en Californie deux jours après le règlement du procès. Les paroles « Wake up in the morning feeling like P. Diddy » (« Je me réveille ce matin en me sentant comme P. Diddy ») sont devenues « Wake up in the morning feeling just like me » (« Je me réveille ce matin en me sentant simplement moi-même »). D’autres artistes ayant signé avec Bad Boy Records se sont également exprimés en faveur de Ventura, notamment Aubrey O’Day, ex-membre des Danity Kane, qui a fait écho à la déclaration de Macmanus. S’attaquer à l’une des personnes les plus puissantes de cette industrie n’est pas vraiment pas une mince affaire, a-t-elle déclaré. Puisse sa voix amener toutes les autres à la table, afin que nous puissions commencer à avoir des conversations plus transparentes sur ce qui se passe réellement en coulisses ». 50 Cent a de son côté pressenti que d’autres femmes parleraient et est apparemment en train de préparer un documentaire sur Diddy. Un commentaire énigmatique a par ailleurs été publié en story Instagram par Kimora Lee Simmons, elle qui dans une interview accordée au magazine New York en 2004 avait accusé Diddy de l’avoir menacée de lui donner un coup de poing dans l’estomac alors qu’elle était enceinte.

Quand les hommes puissants continuent d’échapper à la justice

Le monde des affaires a réagi de manière plus décisive, comme les marques aux côtés desquelles Combs a travaillé, telles que Diageo et Pound Cake ayant presque immédiatement rompu leurs liens avec la star du rap. Une école new-yorkaise à laquelle ce dernier avait promis 1 million de dollars a également mis fin à son partenariat avec lui. Quoique temporairement, Diddy lui-même a démissionné la semaine dernière de son poste de président de Revolt, le réseau de télévision par câble qu’il a cofondé en 2013. Mais, malgré l’obtention d’un règlement, l’avocat de l’artiste, Ben Brafman, a déclaré au Independent qu’il ne s’agissait pas d’un aveu de culpabilité. « Pour que ce soit clair, la décision de régler un procès, surtout en 2023, n’est en aucun cas un aveu d’acte répréhensible. La décision de Monsieur Combs de régler le procès ne remet en rien en cause son refus catégorique de légitimer ces réclamations. Il est simplement heureux que les deux soient parvenus à un règlement mutuel et souhaite le meilleur à Madame Ventura. » Ainsi se répète l’histoire: un autre homme riche, célèbre et puissant règle un procès en quelques billets et le sujet reste muet.

En 2018, le Washington Post avait écrit un long article sur la façon dont les personnes au pouvoir s’étaient volontairement rendues aveugles face au comportement de R. Kelly. Barry Weiss, directeur général du label de Kelly, Jive, de 1991 à 2011, avait déclaré au journal n’avoir jamais parlé au chanteur américain de son comportement, car cela ne le concernait pas: « J’étais une maison de disques qui produisait les disques de R. Kelly, avait déclaré Weiss. C’est tout ce que je savais. Je n’ai pas été impliqué dans ses affaires pénales. Nous étions une maison de disques, pour l’amour de Dieu. » Le fondateur de Jive, Clive Calder, était un peu plus contrit. « Je ne suis pas psychiatre, mais je peux clairement dire que ce type présente de nombreux troubles. De toute évidence, nous avons raté quelque chose. »

La deuxième question cruciale ici, soulevée par Rebecca Ferguson, est le problème des poursuites pour crimes sexuels. Il est étonnamment difficile de porter une affaire de viol devant les tribunaux – et encore moins de la gagner. Selon Rape Crisis, 68’109 viols ont été enregistrés par la police en Angleterre et au Pays de Galles entre juillet 2022 et juin 2023. Seulement 2,2 % des accusations ont été portées en affaire (1 498). Cela signifie que seulement 2 viols sur 100 ont donné lieu à une inculpation – et encore moins à une condamnation. Et ceux qui sont en mesure de porter leur affaire devant les tribunaux peuvent s’attendre à attendre plus de deux ans avant que l’affaire soit finalisée.

Voici donc les options qui se sont présentées à Cassie: dans un tribunal civil, une condamnation est prononcée sur la base de la balance des probabilités. L’accusateur doit prouver qu’il est probable à 51 % que le défendeur est coupable. Mais si la chanteuse avait porté l’affaire devant un tribunal pénal, elle aurait dû prouver, au-delà de tout doute raisonnable, qu’elle disait la vérité. Et cela aurait pu prendre des années. Le seuil de vérité est beaucoup plus élevé dans un tribunal pénal et il est donc beaucoup, beaucoup plus difficile pour les victimes de viols et d’agressions sexuelles d’obtenir un verdict positif. La plupart des viols et des agressions ont lieu en privé, avec peu de preuves, ce qui les rend difficiles à prouver – c’est votre parole contre la leur. D’autres facteurs entrent également en ligne de compte: le manque de ressources policières, le temps nécessaire pour se rendre au tribunal et le manque de soutien aux victimes elles-mêmes. Des taux de condamnation aussi faibles n’incitent guère les hommes à cesser de commettre ces crimes, quels que soient leur emploi, leur rôle ou leur position dans la société.

Ces hommes ont fait gagner trop d’argent à trop de gens

Cassie a alors choisi d’éviter un procès long, humiliant et potentiellement infructueux et de recevoir une sorte de compensation tout en faisant connaître aux gens sa vérité sur un homme qui, selon elle, a été autorisé à commettre des crimes pendant des décennies sans reproche.

Il semble toutefois peu probable que la honte médiatique portée sur Diddy changent grand-chose. Même le moment #MeToo au départ galvanisé par l’industrie cinématographique semble être au point mort – malgré la chute de Weinstein. Il y a eu très peu d’autres condamnations, les affaires étant réglées ou aucune accusation n’ayant été portée contre l’accusé. Et pendant ce temps, les cas de viol se multiplient.

Toujours d’après Rape Crisis, le dernier rapport publié par l’Office des statistiques nationales montre que les infractions de viol ont augmenté de façon spectaculaire en Angleterre et au Pays de Galles depuis 2012 et 2013. 1 femme sur 4 est violée ou agressée sexuellement à l’âge adulte et les statistiques globales pour l’Angleterre et le Pays de Galles révèlent que 85 000 femmes sont victimes de viol, de tentative de viol ou d’agression sexuelle chaque année.

Ce n’est pas seulement l’industrie musicale qui a un problème, c’est le monde dans lequel nous vivons. Certes, les hommes sont également victimes de viols, mais ce sont surtout les femmes et les personnes transgenres qui souffrent de ce système et ce sont surtout les hommes qui commettent ces crimes. Les femmes doivent se sentir en sécurité lorsqu’elles signalent des crimes à la police – un policier par semaine est actuellement accusé de viol, selon Le Bureau du journalisme d’investigation et Channel 5. Tant que nous ne serons pas en mesure de soutenir les victimes – et de les croire -, tant que le système de justice pénale ne trouvera pas un moyen plus équitable de condamner les viols et les délits sexuels, l’industrie musicale et le monde en général auront un énorme problème. Et aucun hashtag, aussi considérables qu’ils soient, ne pourra y changer quelque chose.

Autrice: Hattie Collins
Cet article a été traduit en français et adapté pour la Suisse après avoir initialement été publié sur elle.com/uk. Retrouvez tous les autres articles de cette édition sur le site web officiel.


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