En décembre dernier, Laurence Impstepf Fuentes a choisi de retirer sa marque Mademoiselle L du circuit officiel des Semaines de la mode. Un tournant survenu après avoir observé un défilé d’incohérences dans l’industrie. Alors que la Genevoise clame désormais établir ses propres règles du jeu, l’expert Yannick Aellen rappelle le caractère symbolique – perdurable – de ces événements. Analyse d’un secteur en pleine évolution.
« Dorénavant, une collection par année couvrira chaque saison », annonçait en story de son profil Instagram Mademoiselle L, le 13 décembre 2023. Une décision que Laurence Impstepf Fuentes, à l’origine de la marque de vêtements genevoise, confie à ELLE ne pas avoir pris facilement. Car dans ce choix s’est également greffé celui de se retirer des Fashion weeks. Ces shows « incontournables, commençait un récent décryptage du magazine Slate, [qui] constituent, pour les créateurs, le point culminant de la visibilité de leur travail ».
A lire aussi: La Fripe à Jo invite ELLE dans les coulisses de la Fashion week 2023
Durant des mois, parfois des années, ces derniers mettent en effet en place un plan béton. De l’ADN le plus singulier au plan marketing le plus fructueux, l’ambition est à l’inoubliable collection, celle qui légitimera leur savoir-faire auprès du public, et – pour les nouveaux – les guidera vers la notoriété. Or, si l’on en croit la lauréate de plusieurs récompenses prisées en Suisse, ce type de projet expose à des difficultés substantielles. A commencer par les coûts « affolants ».
20’000 francs minimum
« Entre la réalisation des tenues et des accessoires, les salaires des mannequins et du staff, leurs transports et les miens ainsi que le paiement de la structure du défilé, sans oublier la mise en place d’un showrooms, les dépenses pour participer à ce genre d’événements dépassent les milliers de francs pour quelques minutes de représentation », déplore Laurence Impstepf Fuentes:
On y présente des milliers de tenues sensationnelles qui amusent la galerie, mais ne demeurent pas moins des pièces rarement portables et qui ne pourront donc pas être vendues.
La designer, qui s’est lancée sur le marché dès 2015, précise ne s’en référer qu’à une expérience helvétique. Car pour ses pairs s’enhardissant à se faire connaître à l’étranger, la facture chauffe sans compter: « Il faut estimer au moins CHF 20’000.- de dépenses pour un défilé en Suisse, en ayant la certitude de se voir octroyer de nombreux frais essentiels grâce à des amis ou des connaissances du milieu. A Paris, les dépenses y explosent bien plus rapidement, pour une simple présentation, même pas un défilé officiel », étaye Yannick Aellen. Sans budget et réseau conséquents, le fondateur de Mode Suisse confirme auprès de ELLE l’indéfectible difficulté des jeunes labels helvétiques à se faire un nom sur le marché de la couture internationale.
A lire aussi: Le couturier suisse Kevin Germanier marque l’histoire de LVMH
L’occasion pour lui de rappeler tout de même qu’il existe des alternatives. La plus connue d’entre elles, chez nous: Mode Suisse. Sa plateforme, forte de soutiens considérables, de Louis Vuitton à Pro Sieben, participe depuis plus de dix ans à la mise en lumière des signatures les plus talentueuses du pays. Ce, à moindre prix: « Mode Suisse aide les petites marques, qui n’ont parfois pas d’argent, à se lancer. Pour celles se trouvant dans notre sélection officielle, la plateforme ne leur demande pas plus de CHF 2’000.-. » En contrepartie, les équipes de Yannick Aellen s’affairent à trouver à ces dernières des partenaires, de faire venir à leur défilé la presse ainsi que des personnalités d’importance du secteur ou encore de les aider à organiser des showrooms (espace destiné aux acheteurs).
Mademoiselle L a bénéficié de cet accompagnement par le passé. Bien qu’elle assure en être reconnaissante, la styliste souligne une désillusion portées par bien plus de fâcheux événements: n’y aurait-il pas trop, tout le temps?
Podium de la surenchère
En septembre 2023, les chiffres de la Fédération de la Haute couture et de la mode (FHCM) faisaient état de 107 maisons inscrites dans le calendrier pour 67 défilés et 40 présentations. Laurence Impstepf Fuentes s’interroge:
A-t-on vraiment besoin de voir passer des centaines de modèles par collection pour chaque saison? Qui porte 65 manteaux et 110 pantalons différents tous les 30 jours?
Avant elle, de nombreuses marques outre-frontière ont partagé les mêmes réflexions. On se rappelle de l’année 2018, point d’orgue de ces questionnements. Alexander Wang avait annoncé s’affranchir des dates des Fashion weeks afin de ne dévoiler plus que deux collections à l’année dans une industrie qui en déballe une quinzaine. Quelques mois plus tard, c’était au tour de Burberry d’aller jusqu’à complètement s’ôter du calendrier britannique, à l’instar de Vivienne Westwood ou encore de Jonathan Anderson, rapportait Fashion Network. Les défilés de Paris s’étaient tout autant vus amputés de quatre griffes de luxe dont l’une des plus suivies, Berluti.
A lire aussi: Défilé Chanel: le résumé en 3 points de la mémorable soirée
Pour Yannick Aellen, la prise de conscience écoresponsable est compréhensible, dans une ère – surtout en Suisse – toujours plus portée par le désir de durabilité. Il tient toutefois à rassurer: « Personne n’attend d’une petite ou moyenne marque de présenter plus de deux fois à l’année ses collections (prêt-à-porter printemps-été et automne-hiver). Les défiles intermédiaires visent surtout les grandes Maisons de luxe ». Difficile cependant de faire la part des choses, juge Mademoiselle L: «Le système de la mode est tellement figé que cela donne l’impression que l’on n’a pas d’autres choix que de s’y cantonner».
Emancipation d’une génération
Fin 2023, c’en est trop. Laurence Impstef Fuentes décide de s’affranchir du traditionel calendrier de la mode. Exit les Fashion weeks et leurs saisonnalités, place seulement à la boutique du 17 rue des Etuves, son site internet et le dépôt de ventes externes pour diffuser sa signature. Le nouveau mantra? Douze collections par an: « Acheter des vêtements qui ne sortent qu’en petites séries amène un sentiment d’exclusivité. On se sent comme chanceux d’avoir obtenu une pièce en particulier. Et je veux favoriser ce sentiment, d’autant plus qu’il permet de cadrer mon processus créatif en évitant de surproduire. »
A lire aussi: Voici le premier vêtement biorecyclé du monde
De quoi inspirer les centaines d’étudiants Mode de la Haute école d’art et de design de Genève (HEAD) que Laurence Impstef Fuentes accompagne en tant qu’enseignante. Elle déclare se réjouir de la nouvelle génération de créateurs qui aurait un rapport à la communication de leur marque bien plus novateur et indépendant que celle qui la précède: « Les très jeunes marques n’ont plus vraiment besoin de défilés pour se faire voir. Elles se font principalement remarquer en prenant des photos de leurs créations et en communiquant sur celles-ci à travers les réseaux sociaux. », observe-t-elle. Julia Heuer, talent propulsé par les défilés de Mode Suisse en 2018, l’a elle-même vécue, se souvient Yannick Aellen. A se demander si dépendre de la visibilité des Fashion weeks n’est pas devenu une ambition surannée. Un raccourci que le fondateur de Mode suisse tient à réfuter:
Même après 20 ans de carrière, je remarque que la magie transmise en live par les créations et la sincérité ressentie dans l’dée d’une marque est difficilement percevable à travers les réseaux sociaux.
Pour le spécialiste de la mode helvétique, le caractère physique, social et émotionnel des défilés de mode fait qu’ils ne s’éteindront pas de sitôt. Il se réjouit d’autant plus de ce constat que ces derniers ne seraient plus seulement l’apanage des grandes villes et leurs institutions: « Comme Mode Suisse, de nombreuses organisations dans le monde tentent de faire vivre aux jeunes créateurs, toujours plus nombreux, l’experience du défilé ».
Si le cas de Mademoiselle L reste donc singulier, la fondatrice semble toutefois trouver un réconfort dans la situation globale: « Dans les écoles de mode, et surtout à la HEAD, les étudiants se montrent de plus en plus sensibles à la notion de durabilité. La surenchère actuelle leur apparaît comme du gaspillage. Les petites marques qui ambitionnent encore les grands défilés recherchent en somme à le faire de manière plus profonde et pertinente qu’auparavant. J’espère que nous ne sommes qu’au début de cette merveilleuse révolution. »
A lire aussi: L’ode à l’audace de la jeune création suisse