Pourquoi l’IA d’Instagram s’attire-t-elle les foudres des artistes suisses?

27 juin · Modifié · Melissa N'Dila

Depuis juin, Meta expérimente sur Instagram un nouveau programme destiné à générer des images. Une avancée technologique révolutionnaire qui a pourtant conduit à un dépôt de plainte au niveau européen. En cause, l’inconsidération présumée du droit d’auteur. L’affaire gronde également en Suisse, pour davantage de raisons. Mais peut-on lutter contre la gigantesque multinationale? Analyse.

C’est un tout nouveau bébé dont la croissance semble prendre un peu trop de place. Depuis 2023, Meta, la société mère de Facebook, WhatsApp et Instagram, développe Imagine. Un programme révolutionnaire qui se destine à générer des images à l’aide de l’intelligence artificielle (IA). Le but affiché est clair: concurrencer des mastodontes du domaine tels que Dall-E, Stable Diffusion ou encore Midjourney. Problème, depuis que cette innovation a investi le réseau social Instagram pour s’y entraîner, de nombreux créateurs de contenu crient au scandale.

Vie privée à la merci de l’IA

Lors du Bloomberg Tech Summit, qui s’est tenu samedi 11 mai, Chris Cox, directeur des produits de Meta, avait confirmé une distinction majeure entre Imagine et ses concurrents. Alors que ces derniers s’appuient sur du contenu visuel disponible sur Internet, pour générer des images, l’IA d’Instagram exploite, elle, les photos des utilisateurs des trois plateformes sociales appartenant à la société de Mark Zuckerberg: art, mode, photos de voyages ou même familiales, tout y passe. Un vivier « d’une qualité incroyable », s’était alors réjoui l’entrepreneur durant l’événement. Selon le blog spécialisé Trust My Science, « plus d’un milliard d’images publiques » auraient depuis été utilisées pour entraîner Imagine.

Cette avancée technologique constituerait cependant une atteinte aux droits numériques des utilisateurs. C’est du moins ce que dénoncent nombre d’entre eux aux États-Unis, seul pays ayant actuellement accès à Imagine. Parmi les detracteurs, on retrouve principalement des artistes partageant leur créations sur Instagram. Ces derniers refusent que leurs œuvres soient utilisées dans l’entraînement de l’IA. La polémique a pris une ampleure telle que jeudi 5 juin, la BBC rapportait qu’un groupe de défense des droits numériques nommé Nyob était allé jusqu’à déposer plainte au niveau européen, qualifiant l’utilisation de contenus d’utilisateurs sur plusieurs années comme un « abus de données personnelles ». La gronde prend également effet en Suisse, pour bien plus de raisons.

Double peine pour les Suisses

Chez nous, bien que l’interface Imagine ne soit pas encore accessible, l’expansion de l’IA suscite également de vives inquiétudes. C’est notamment ce qu’explique la Bâloise Jacqueline Loekito, qui s’est exprimée publiquement mercredi 5 juin. La créatrice de mode suivie par plus de 11’000 abonnés a tenu à rappeler en story Instagram détenir les droits d’auteur de toutes les images et publications soumises sur son compte et ainsi ne pas autoriser Meta ou toute autre entreprise à les utiliser pour entraîner des plateformes d’IA générative. « Cela inclut toutes les publications, stories et threads présents et futurs publiés sur mon profil », a-t-elle alors précisé, exhortant l’application de « supprimer le programme d’IA ».

Pour cette artiste qui évolue dans le milieu de la mode depuis près de dix ans, l’affaire est d’une importance cruciale « dans un secteur où les droits d’auteur ne sont déjà pas vraiment considérés », souligne-t-elle auprès de ELLE Suisse. Un enjeu d’autant plus considérable que le métier de designer représenterait selon elle un défi au sein d’un pays comme la Suisse peinant toujours à obtenir une reconnaissance internationale:

L’IA d’Instagram va invisibiliser le travail de talentueux créateurs helvétiques alors qu’il y a déjà très peu de soutien interne en Suisse permettant d’accroître leur visibilité.

Jacqueline Loekito, designer suisse

Ces préoccupations sont partagées par d’autres figures du monde de la mode helvétique. Auprès de ELLE Suisse, Aline Mettan, couturière valaisanne prônant la slow-fashion, critique l’IA générative d’Instagram pour son effet « uniformisant » sur la création. De son côté, Rafael Kouto, designer tessinois également professeur à Venise, dénonce une technologie qui « favorise la culture du copier-coller dans la mode ». Ces points de vue convergent vers une même conclusion: l’IA, dans sa forme actuelle, menace l’originalité et la reconnaissance des créateurs suisses.

A lire aussi: Design Days 2024: 3 marques suisses qui ont rayonné de créativité

Droit difficile à faire valoir

Mais alors que faire? La plainte de Nyob auprès de onze autorités de protection des données urge l’arrêt du programme de génération d’images sur Instagram dans toute l’Europe. Une demande de prise de décision a été formulée pour le 26 juin, date à laquelle Meta prévoit de dévoiler plus en détail son projet d’IA. Dans l’attente, la solution proposée par Meta auprès des mécontents est de faire valoir leur « droit d’opposition », s’ils ne souhaitent pas que leurs données personnelles soient utilisées à des fins d’IA. Un processus que désapprouve toutefois Max Schrem, le co-fondateur de Nyob:

Si Meta veut utiliser vos données (dont vos créations) ils doivent demander votre autorisation. Au lieu de cela, ils obligent les utilisateurs à implorer leur exclusion.

Max Schrems, co-fondateur de Nyob

Et c’est toute la confusion de cette voie juridique proposée par le groupe américain aux plaignants. Généralement, l’utilisation de photographies nécessite en effet une autorisation formulée au préalable. Or, comme le précise à ELLE Suisse le Dr Emanuel Meyer, avocat spécialisé dans le droit d’auteur à l’institut fédéral de la propriété intellectuelle en Suisse: « un droit d’opposition inverse les rôles. Cela signifie que ce n’est pas Meta qui doit demander une autorisation au préalable, mais le titulaire des droits d’auteur qui doit s’opposer à postériori à l’utilisation ».

A lire aussi: La Suisse part en guerre contre Temu

A l’inversion des rôles, s’ajouterait une méthodologie opaque que Jacqueline Loekito, en particulier, critique: « J’ai soumis mon droit d’opposition, mais malheureusement, ce n’est pas une procédure simple ». Une complexité également perçue par de nombreux créateurs de contenu qui déclarent sur Internet avoir finalement abandonné leurs tentatives d’exercer ce droit. Pourtant, le Dr Emanuel Meyer note que la loi européenne sur les services numériques est claire:

Les fournisseurs de services intermédiaires doivent être faciles à contacter et offrir aux utilisateurs plusieurs moyens de communication, qui ne reposent pas uniquement sur des options automatisées.

Dr Emanuel Meyer, avocat spécialisé dans le droit d’auteur à l’institut fédéral de la propriété intellectuelle en Suisse

« Manque de prise de conscience »

Depuis le lancement de son projet d’IA, Meta affirme que son approche est conforme aux lois sur la confidentialité et cohérente avec celle d’autres concurrents utilisant également des données dans le développement d’expériences par IA en Europe.

À titre d’exemple, Midjourney, qui exploite les données disponibles sur le Web, use ainsi des créations de milliards d’utilisateurs dans le monde. L’entreprise appartenant au même groupe que Chat GPT se protège d’ailleurs en précisant dans ses conditions d’utilisation qu’en utilisant ses services, « vous accordez à Midjourney, à ses successeurs et à ses cessionnaires une licence de droit d’auteur perpétuelle, mondiale, non exclusive […] pour reproduire, préparer des œuvres dérivées, afficher publiquement, exécuter publiquement, accorder une sous-licence et distribuer les invites de texte et d’image que vous saisissez dans les services ». Pour notre expert en propriété intellectuelle, le problème va par conséquent bien au-delà de Meta. Il a selon lui davantage à faire avec « un manque de prise de conscience générale »:

La plupart des utilisateurs qui commencent à utiliser ces services en ligne concluent des contrats avec celles-ci sans lire au préalable les conditions d’utilisation. Or, on sait depuis longtemps que l’on paie toutes ces plateformes numériques avec nos données personnelles.

Dr Emanuel Meyer, avocat spécialisé dans le droit d’auteur à l’institut fédéral de la propriété intellectuelle en Suisse

De son côté, la Commission irlandaise de protection des données, chargée de surveiller Meta en raison de son siège à Dublin, a confirmé à la BBC avoir reçu la plainte de Nyob. L’affaire est actuellement « en cours d’examen », rapporte le média. S’il s’avérait que l’entreprise américaine devait être sanctionnée, la loi européenne sur les services numériques pourrait permettre de lui infliger une amende allant jusqu’à 6 % de son chiffre d’affaires mondial annuel évalué en 2023, soit un peu plus de 8 millards de dollars.

Tags : technologie · designer · Art

Depuis juin, Meta expérimente sur Instagram un nouveau programme destiné à générer des images. Une avancée technologique révolutionnaire qui a pourtant conduit à un dépôt de plainte au niveau européen. En cause, l’inconsidération présumée du droit d’auteur. L’affaire gronde également en Suisse, pour davantage de raisons. Mais peut-on lutter contre la gigantesque multinationale? Analyse.

C’est un tout nouveau bébé dont la croissance semble prendre un peu trop de place. Depuis 2023, Meta, la société mère de Facebook, WhatsApp et Instagram, développe Imagine. Un programme révolutionnaire qui se destine à générer des images à l’aide de l’intelligence artificielle (IA). Le but affiché est clair: concurrencer des mastodontes du domaine tels que Dall-E, Stable Diffusion ou encore Midjourney. Problème, depuis que cette innovation a investi le réseau social Instagram pour s’y entraîner, de nombreux créateurs de contenu crient au scandale.

Vie privée à la merci de l’IA

Lors du Bloomberg Tech Summit, qui s’est tenu samedi 11 mai, Chris Cox, directeur des produits de Meta, avait confirmé une distinction majeure entre Imagine et ses concurrents. Alors que ces derniers s’appuient sur du contenu visuel disponible sur Internet, pour générer des images, l’IA d’Instagram exploite, elle, les photos des utilisateurs des trois plateformes sociales appartenant à la société de Mark Zuckerberg: art, mode, photos de voyages ou même familiales, tout y passe. Un vivier « d’une qualité incroyable », s’était alors réjoui l’entrepreneur durant l’événement. Selon le blog spécialisé Trust My Science, « plus d’un milliard d’images publiques » auraient depuis été utilisées pour entraîner Imagine.

Cette avancée technologique constituerait cependant une atteinte aux droits numériques des utilisateurs. C’est du moins ce que dénoncent nombre d’entre eux aux États-Unis, seul pays ayant actuellement accès à Imagine. Parmi les detracteurs, on retrouve principalement des artistes partageant leur créations sur Instagram. Ces derniers refusent que leurs œuvres soient utilisées dans l’entraînement de l’IA. La polémique a pris une ampleure telle que jeudi 5 juin, la BBC rapportait qu’un groupe de défense des droits numériques nommé Nyob était allé jusqu’à déposer plainte au niveau européen, qualifiant l’utilisation de contenus d’utilisateurs sur plusieurs années comme un « abus de données personnelles ». La gronde prend également effet en Suisse, pour bien plus de raisons.

Double peine pour les Suisses

Chez nous, bien que l’interface Imagine ne soit pas encore accessible, l’expansion de l’IA suscite également de vives inquiétudes. C’est notamment ce qu’explique la Bâloise Jacqueline Loekito, qui s’est exprimée publiquement mercredi 5 juin. La créatrice de mode suivie par plus de 11’000 abonnés a tenu à rappeler en story Instagram détenir les droits d’auteur de toutes les images et publications soumises sur son compte et ainsi ne pas autoriser Meta ou toute autre entreprise à les utiliser pour entraîner des plateformes d’IA générative. « Cela inclut toutes les publications, stories et threads présents et futurs publiés sur mon profil », a-t-elle alors précisé, exhortant l’application de « supprimer le programme d’IA ».

Pour cette artiste qui évolue dans le milieu de la mode depuis près de dix ans, l’affaire est d’une importance cruciale « dans un secteur où les droits d’auteur ne sont déjà pas vraiment considérés », souligne-t-elle auprès de ELLE Suisse. Un enjeu d’autant plus considérable que le métier de designer représenterait selon elle un défi au sein d’un pays comme la Suisse peinant toujours à obtenir une reconnaissance internationale:

L’IA d’Instagram va invisibiliser le travail de talentueux créateurs helvétiques alors qu’il y a déjà très peu de soutien interne en Suisse permettant d’accroître leur visibilité.

Jacqueline Loekito, designer suisse

Ces préoccupations sont partagées par d’autres figures du monde de la mode helvétique. Auprès de ELLE Suisse, Aline Mettan, couturière valaisanne prônant la slow-fashion, critique l’IA générative d’Instagram pour son effet « uniformisant » sur la création. De son côté, Rafael Kouto, designer tessinois également professeur à Venise, dénonce une technologie qui « favorise la culture du copier-coller dans la mode ». Ces points de vue convergent vers une même conclusion: l’IA, dans sa forme actuelle, menace l’originalité et la reconnaissance des créateurs suisses.

A lire aussi: Design Days 2024: 3 marques suisses qui ont rayonné de créativité

Droit difficile à faire valoir

Mais alors que faire? La plainte de Nyob auprès de onze autorités de protection des données urge l’arrêt du programme de génération d’images sur Instagram dans toute l’Europe. Une demande de prise de décision a été formulée pour le 26 juin, date à laquelle Meta prévoit de dévoiler plus en détail son projet d’IA. Dans l’attente, la solution proposée par Meta auprès des mécontents est de faire valoir leur « droit d’opposition », s’ils ne souhaitent pas que leurs données personnelles soient utilisées à des fins d’IA. Un processus que désapprouve toutefois Max Schrem, le co-fondateur de Nyob:

Si Meta veut utiliser vos données (dont vos créations) ils doivent demander votre autorisation. Au lieu de cela, ils obligent les utilisateurs à implorer leur exclusion.

Max Schrems, co-fondateur de Nyob

Et c’est toute la confusion de cette voie juridique proposée par le groupe américain aux plaignants. Généralement, l’utilisation de photographies nécessite en effet une autorisation formulée au préalable. Or, comme le précise à ELLE Suisse le Dr Emanuel Meyer, avocat spécialisé dans le droit d’auteur à l’institut fédéral de la propriété intellectuelle en Suisse: « un droit d’opposition inverse les rôles. Cela signifie que ce n’est pas Meta qui doit demander une autorisation au préalable, mais le titulaire des droits d’auteur qui doit s’opposer à postériori à l’utilisation ».

A lire aussi: La Suisse part en guerre contre Temu

A l’inversion des rôles, s’ajouterait une méthodologie opaque que Jacqueline Loekito, en particulier, critique: « J’ai soumis mon droit d’opposition, mais malheureusement, ce n’est pas une procédure simple ». Une complexité également perçue par de nombreux créateurs de contenu qui déclarent sur Internet avoir finalement abandonné leurs tentatives d’exercer ce droit. Pourtant, le Dr Emanuel Meyer note que la loi européenne sur les services numériques est claire:

Les fournisseurs de services intermédiaires doivent être faciles à contacter et offrir aux utilisateurs plusieurs moyens de communication, qui ne reposent pas uniquement sur des options automatisées.

Dr Emanuel Meyer, avocat spécialisé dans le droit d’auteur à l’institut fédéral de la propriété intellectuelle en Suisse

« Manque de prise de conscience »

Depuis le lancement de son projet d’IA, Meta affirme que son approche est conforme aux lois sur la confidentialité et cohérente avec celle d’autres concurrents utilisant également des données dans le développement d’expériences par IA en Europe.

À titre d’exemple, Midjourney, qui exploite les données disponibles sur le Web, use ainsi des créations de milliards d’utilisateurs dans le monde. L’entreprise appartenant au même groupe que Chat GPT se protège d’ailleurs en précisant dans ses conditions d’utilisation qu’en utilisant ses services, « vous accordez à Midjourney, à ses successeurs et à ses cessionnaires une licence de droit d’auteur perpétuelle, mondiale, non exclusive […] pour reproduire, préparer des œuvres dérivées, afficher publiquement, exécuter publiquement, accorder une sous-licence et distribuer les invites de texte et d’image que vous saisissez dans les services ». Pour notre expert en propriété intellectuelle, le problème va par conséquent bien au-delà de Meta. Il a selon lui davantage à faire avec « un manque de prise de conscience générale »:

La plupart des utilisateurs qui commencent à utiliser ces services en ligne concluent des contrats avec celles-ci sans lire au préalable les conditions d’utilisation. Or, on sait depuis longtemps que l’on paie toutes ces plateformes numériques avec nos données personnelles.

Dr Emanuel Meyer, avocat spécialisé dans le droit d’auteur à l’institut fédéral de la propriété intellectuelle en Suisse

De son côté, la Commission irlandaise de protection des données, chargée de surveiller Meta en raison de son siège à Dublin, a confirmé à la BBC avoir reçu la plainte de Nyob. L’affaire est actuellement « en cours d’examen », rapporte le média. S’il s’avérait que l’entreprise américaine devait être sanctionnée, la loi européenne sur les services numériques pourrait permettre de lui infliger une amende allant jusqu’à 6 % de son chiffre d’affaires mondial annuel évalué en 2023, soit un peu plus de 8 millards de dollars.

Tags : technologie · designer · Art