Le nouveau film du cinéaste espagnol, lauréat du Lion d’Or à Venise et actuellement en salles en Suisse romande, explore de façon lumineuse le lien d’amitié confronté à la mort et offre à l’actrice britannique un rôle bouleversant. Confidences.

Un monde de femmes, vibrant de couleurs saturées: pour son premier film en anglais, La chambre d’à côté, actuellement sur les écrans romands, Pedro Almodóvar revisite l’essence même de son cinéma, mais avec une sobriété toute particulière, pour raconter l’amitié dans sa forme la plus pure. Celle qui s’offre sans réserve et qui ne se dérobe pas face à l’adversité, lorsque les rires et les bons moments s’éloignent. Celle qui résiste à la maladie et à la mort. Celle qui lie Martha et Ingrid, magnifiquement incarnées par Tilda Swinton et Julianne Moore.

Les deux protagonistes étaient amies dans leur jeunesse, lorsqu’elles travaillaient pour le même magazine à New York. La vie les a ensuite séparées: Ingrid est devenue une auteure de romans à succès, tandis que Martha s’est illustrée comme reporter de guerre. Quand Ingrid apprend par une connaissance que Martha est hospitalisée à New York, en phase terminale d’un cancer, elle lui rend visite sans tarder, malgré sa propre angoisse face à la mort, à laquelle elle vient de consacrer un ouvrage.
Dépasser ses propres peurs, trouver les mots justes, écouter: au fil des visites et de leurs longs échanges, Ingrid devient le plus précieux soutien de son amie. La correspondante de guerre, qui a tant de fois défié la mort, refuse de se laisser imposer l’épilogue de son histoire par la maladie qui l’efface peu à peu: «Je veux une bonne mort», dit-elle. Elle a décidé de la vivre dans une splendide demeure, louée pour un mois au cœur de la nature, et demande à Ingrid d’être présente, mais «dans la chambre d’à côté», lorsqu’elle y mettra fin à ses souffrances. Une présence qui l’apaiserait, mais qui, elles en ont conscience, pourrait également exposer Ingrid à des poursuites judiciaires.
Un film centré sur la vie
«Pedro m’a offert l’opportunité d’incarner quelqu’un de très proche de moi. Ce qui impliquait le moins de jeu possible et c’est ce que j’aime», confie Tilda Swinton au sujet de son personnage lors d’une conférence de presse en petit comité. Cette histoire résonne également profondément avec le vécu de l’actrice qui était notamment restée au chevet de sa mère les derniers jours de sa vie en 2012, puis de son père six ans plus tard: «J’ai eu l’honneur d’être plusieurs fois aux côtés de personnes qui arrivaient à la fin de leur vie, de me retrouver dans ce que j’appelle désormais « la position d’Ingrid » et d’accompagner plusieurs « Martha ». Ces expériences m’ont énormément appris. La première fois, c’était avec mon ami Derek Jarman, diagnostiqué séropositif et décédé en 1994. Comme Ingrid, j’étais alors terrifiée à l’idée de l’accompagner dans ses dernières années. J’ai appris de lui l’autodétermination face au temps qu’il lui restait. Cette leçon fait depuis partie de moi et j’ai pu l’insuffler à Martha. Lorsque j’ai lu le scénario, j’ai trouvé que la fin de vie était abordée avec une clarté, une justesse et une absence totale de dramatisation remarquables. J’espère que les spectateurs trouveront cela à la fois surprenant et enrichissant.»

Car malgré la gravité du sujet, La chambre d’à côté ne cède pas au pathos et célèbre la vie. À travers la palette de couleurs hypnotisantes des costumes et décors, véritables toiles de fond de ces instants suspendus tels des tableaux d’Edward Hopper, capturés avec majesté par la caméra d’Eduard Grau. À travers l’alchimie entre Ingrid et Martha, sublimée par la justesse du jeu des deux actrices oscarisées. Ce face-à-face intense se nourrit encore des petites joies du quotidien dont les deux personnages savourent chaque nuance. «Le film traite de sujets majeurs, et peut-être le plus important de tous: comment faisons-nous face à la fin de notre vie? Mais il le fait avec une simplicité et une absence de dramatisation qui correspondent profondément à mon expérience. Il y a une grâce particulière dans cette approche, une grâce que l’on aspire à trouver dans la manière dont nous vivons la fin. En vérité, ce film parle avant tout de la vie, parce qu’il y a très peu de choses vraiment intéressantes à dire sur la mort.»
La douceur avec laquelle Pedro Almodóvar parvient à explorer la violence de la maladie et de la mort fait justement la poésie de La chambre d’à côté. «Pour parler de la mort choisie, je voulais un film lumineux et joyeux. Je voulais éviter toute tonalité sombre ou gore, explique le réalisateur, alternant les réponses en espagnol et en anglais au cours d’une autre conférence de presse. C’est pourquoi j’ai gardé la douleur et la souffrance principalement hors champ, pour que le récit reste centré sur la vie, jusqu’au bout.»

Si quelques dialogues de la première partie du film sont un brin rigides – reflétant peut-être cette amitié retrouvée qui cherche encore son rythme – et que les flashbacks semblent au final superflus, l’arrivée des deux amies dans la somptueuse villa redonne un souffle puissant à l’œuvre. Présenté comme située dans le nord de l’État de New York, cet écrin a en réalité été déniché par l’équipe de production à la périphérie de L’Escurial, en Espagne: «Il y avait dans cette maison quelque chose de très cinématographique, se réjouit Tilda Swinton. Les reflets des très nombreuses fenêtres, les écrans, la lumière permettaient de me faire paraître presque fantomatique. La maison était déjà magnifiquement décorée par les propriétaires, dans des tons sobres. Puis Pedro et son chef décorateur y ont encore apporté leur touche personnelle: un canapé rouge, un autre vert, une énorme gerbe jaune vif de mimosa et beaucoup de meubles, lampes et objets de l’appartement de Pedro. Il fait toujours ça. D’ailleurs, quand vous allez chez lui, vous reconnaissez des éléments de tous ses films.»
« J’étais prête à incarner un chien »
Basé sur le roman Quel est donc ton tourment? de l’Américaine Sigrid Nunez, La chambre d’à côté marque une étape majeure dans la carrière de Pedro Almodóvar. Après cinq décennies de films en espagnol et deux courts-métrages dans la langue de Shakespeare (dont La voix humaine, sa première collaboration avec Tilda Swinton), ce long-métrage en anglais lui a valu l’une des plus prestigieuses distinctions de sa carrière: son premier Lion d’Or à la Mostra de Venise. Il a également permis à l’actrice britannique, qui tient un double rôle dans le film, de décrocher sa quatrième nomination aux Golden Globes (le trophée de la meilleure actrice dans un film dramatique a finalement été remporté par la Brésilienne Fernanda Torres pour Je suis toujours là, à voir dès le 15 janvier en Suisse romande). «L’anglais de Pedro est beaucoup plus fluide aujourd’hui qu’en 2020, précise Tilda Swinton. Mais c’était extrêmement inspirant de voir à quel point le langage compte finalement peu sur un plateau. Il n’est pas obsédé par les termes exacts, il écoute la musicalité, il observe l’émotion. Nous communiquons beaucoup en langage cinématographique, en faisant référence à des films. Ce qui est probablement le meilleur langage pour le cinéma.»
Grande fan du réalisateur, la Londonienne rêvait depuis longtemps d’intégrer l’un de ses castings: «Pendant des années, il y a eu des rumeurs selon lesquelles il pourrait tourner en anglais. Je l’espérais, mais sans trop y croire. Un jour, je l’ai croisé brièvement, alors j’en ai profité pour plus ou moins lui déclarer mon amour, sourit-elle. Je lui ai dit que j’étais prête à apprendre l’espagnol, à incarner un personnage sans texte, un chien ou peu importe tant que je pouvais travailler avec lui. Il avait ri, mais au moins, j’avais eu le courage de le lui dire. Quelle surprise quand il m’a contactée pour La voix humaine!»
« Je n’ai pas accepté ma propre mortalité »
C’est la thématique de l’assistance au suicide qui a poussé l’Espagnol de 75 ans à écrire La chambre d’à côté en anglais. «Il s’agit d’un élément central du film, or en Espagne, le problème auquel fait face Martha n’existe plus, parce que nous avons légalisé l’euthanasie (en 2021, ndlr). L’Espagne est l’un des quatre pays en Europe où un citoyen n’a plus besoin d’aller en Suisse pour bénéficier d’une assistance au suicide», détaille Almodóvar. Ce sujet, qui reste largement débattu dans le monde, lui tient particulièrement à cœur: « Pour moi, l’euthanasie est l’un des droits humains fondamentaux. Chacun doit être maître de sa vie, mais aussi de sa mort. C’est un débat qui existe presque partout, car peu de pays disposent d’une loi sur l’euthanasie, donc je trouve qu’il est essentiel d’aborder la mort aussi sous cet angle. »
D’un point de vue narratif, la mort a toujours été, pour le natif de Calzada de Calatrava, «un élément puissant, tant qu’il n’est pas gratuit, car il dynamise l’histoire et pousse les personnages à réagir.» Son intérêt pour l’inéluctable, il le porte en lui depuis petit: «Je viens de la région de La Mancha, où il existe une immense culture autour de la mort. Mon film Volver évoquait d’ailleurs ces souvenirs de mon enfance, de la manière dont les voisines, dans les patios, parlaient des morts, des revenants, s’occupaient des tombes,… Cela me semble une façon très humaine de se rapporter à la mort. Mais malheureusement, je ne l’ai pas. Sans doute parce que chez nous, c’est davantage une culture que les mères transmettent à leurs filles. Mais cette liturgie autour de la mort me fascine.»

Avec l’âge, reconnaît le réalisateur, l’idée de la fin habite de plus en plus ses pensées, et donc son cinéma: «J’ai un réel problème avec ma propre mortalité et cela transparaît dans mon travail. Je suis comme Ingrid: je n’arrive toujours pas à accepter la mort. Mon âge et mon vécu influencent profondément les histoires que j’écris et la manière dont je les raconte. Donc dans mes derniers films, la douleur, par exemple, est présente, qu’elle soit visible comme dans Douleur et gloire ou en périphérie, comme dans La chambre d’à côté, bien qu’on la devine constamment: on voit Martha prendre des médicaments, utiliser des patchs de morphine. Mais cela n’est jamais le centre du récit parce que je ne veux pas réduire les personnages au rôle de victimes. Je veux adopter une forme de narration plus vivante.»
Une neige intemporelle
Comme souvent, le passionné d’art a aussi parsemé son long-métrage de riches références culturelles participant au récit: «Quand j’inclus une autre œuvre dans un film, il y a bien sûr un hommage implicite. Mais ce qui m’intéresse avant tout, c’est de m’approprier cette référence, de l’assimiler pour qu’elle serve mon scénario.» Ainsi, une reproduction des Gens au soleil d’Edward Hopper orne par exemple l’entrée de la villa et reflète Ingrid et Martha allongées au soleil sur des chaises longues.
Le film Persona d’Ingmar Bergman inspire le glissement subtil entre Martha et Ingrid, leurs personnalités se mêlant peu à peu. Ingrid s’imprègne de la force de Martha et semble devenir une nouvelle version d’elle, tandis que Martha reprend des couleurs lorsqu’elle applique du rouge à lèvres, à l’image de son amie. Cette scène rappelle d’ailleurs, à l’initiative de Tilda Swinton, un plan iconique du Narcisse noir de Michael Powell et Emeric Pressburger, où une nonne se maquille les lèvres avec une détermination libératrice.
Pedro Almodóvar reprend également la symbolique de la neige qui tombe «sur tous les vivants et les morts» dans Les gens de Dublin adaptation de James Joyce par John Huston, comme pour brouiller les pistes sur la temporalité du film, mais surtout pour marquer trois moments charnières de la relation entre Ingrid et Martha. «La chambre d’à côté aurait presque pu s’appeler La neige, tant cet élément est important, souligne le septuagénaire. La fin du film de Huston me touche profondément. Je voulais capturer cette émotion.»
La chambre d’à côté, de Pedro Almodóvar. Avec Tilda Swinton, Julianne Moore, John Turturro. 106 minutes. Actuellement dans les cinémas suisses romands.