Tout le monde se la joue critique de mode: pourquoi c’est un problème

De la première collection d’Alexander McQueen par Seán McGirr dévoilé en février dernier, aux looks du tapis rouge des Oscars un mois plus tard, il semble que chacun ait une opinion sur le meilleur – ou le pire – de la mode d’aujourd’hui. Mais cela suffit-il à faire de quelqu’un un critique – et d’autant plus crédible? Opinion.

Mon père et moi avons une petite tradition. Chaque fois que nous regardons le football ensemble, survient ce moment où l’un lance: « Ce qu’ils doivent faire maintenant, c’est simplement se fixer un objectif » pendant que l’autre, qui acquiesce, balance: « Mettez-le simplement sur le côté ».

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Oui, on est d’accord. Ce n’est pas une blague hilarante, mais cela nous divertit quand même. Parce que toute la comédie réside dans le mot « simplement » – sorte de parodie de l’excessive simplification de la part du non-initié qui s’avère toujours trop confiant: « Il suffit de le mettre sur le côté! ». Bah oui, évidemment ; tout semble facile quand on ne sait pas grand-chose.

Ces derniers temps, j’ai beaucoup réfléchi à ce vieux gag – et ce n’est pas seulement parce que la saison de football est à son apogée. C’est surtout survenu après le mois des Fashion Weeks et les nombreuses remises de prix durant lesquelles la plupart des internautes ont semblé se muer en critiques.

L’exemple effarant d’Alexander McQueen

Il suffit de jeter un coup d’œil sur la vague de réactions suscitée par les robes des Oscars le 10 mars dernier. « Pas pour moi! », « Époustouflant! », « Virez le styliste! », « Elle a dominé le tapis rouge! ». Des avis positifs, des critiques acerbes, une profusion d’opinions exprimées parfois avec conviction, souvent avec autorité. Depuis quand tout le monde est-il devenu un expert en couture de fermetures éclair, en repassage et en collection Balenciaga?

A lire aussi: 10 looks de stars absolument sublimes aux Oscars 2024

Si nous prenons également en compte les réactions face aux débuts de Seán McGirr, chez Alexander McQueen, au début du mois de février (Il a été nommé directeur créatif de la maison britannique fin 2023, succédant à Sarah Burton, qui avait dirigé la marque depuis le décès du fondateur Lee McQueen en 2010.), sa première collection a déclenché des réactions étonnamment hostiles sur les réseaux sociaux.

« Ce n’est pas seulement que je n’aime pas la collection, car c’est très subjectif, mais je ne vois aucun lien direct avec l’héritage d’Alexander McQueen », a commenté un utilisateur de X. « Si vous regardez cette collection, sans contexte, rien, je parie que vous ne pourriez pas la lier au nom de Lee McQueen », a renchéri un autre. « Bref, quand Alexander McQueen va-t-il se débarrasser de Seán McGirr ? », a de son côté ironisé un autre mécontent.

Il faut dire que les collections de l’audacieuse Maison britannique ont toujours suscité de hautes attentes: Alexander McQueen a enflammé la passion de nombreux créatifs pour la mode, créant ainsi des liens émotionnels forts avec celle-ci.

En cherchant à être les premiers, nous risquons de perdre la capacité de réflexion et de pensée profonde.

Et ce n’est pas la première fois au cours des derniers mois que Seán McGirr est confronté à des réaction négatives. Lorsque sa nomination a été annoncée en octobre 2023, elle a été accueillie par un torrent de critiques concernant la prédominance des hommes blancs occupant les postes les plus élevés dans le monde de la mode. Un argument tout à fait valable et pertinent sur un problème beaucoup plus vaste, qui met également en évidence la nécessité d’une plus grande diversité de voix dans l’ensemble de l’industrie.

L’expertise ne s’invente pas

Mais s’interroger sur la nature profonde de la critique est plus que nécessaire. Grâce à Internet, chacun peut en effet désormais exprimer son opinion de manière très publique et immédiate. S’il est indéniablement indispensable de démocratiser la mode, de donner de la voix à chacun et de demander des comptes à l’élite de l’industrie, cela ne signifie pas pour autant que tout le monde s’autoproclame expert en la matière. Nous avons tous nos opinions, bien sûr ; chacun a le droit de les exprimer. Mais cela fait-il de tout le monde un réel critique? Absolument pas.

A lire aussi: Comment les couturiers suisses ont challengé la Fashion Week de Paris

Le célèbre écrivain Daniel Mendelsohn résume d’ailleurs avec éloquence la différence entre opinion et critique dans un essai paru en 2012 dans les colonnes du New Yorker: « Toute critique repose sur l’équation suivante: connaissance + goût = jugement significatif ». Le mot clé ici est « significatif ». Les personnes qui réagissent fortement à une œuvre – et c’est le cas de la plupart d’entre nous – mais qui ne possèdent pas l’érudition plus large visant à donner du poids à une opinion, ne sont pas des critiques.

Pour l’écrivain, les vraies critiques peuvent être considérées comme une sorte de « capsule historique »: c’est là alors toute la beauté d’une bonne critique, qu’elle soit positive ou négative.

Une critique juste émerge autant de réflexions mesurées que d’émotions intenses

Lors d’un récent recrutement, j’ai pour cause été frappée par le nombre croissant de jeunes journalistes de mode se contentant d’obtenir leurs informations et leurs idées d’articles sur les réseaux sociaux. Bien sûr, il y a une place pour ce types de sources, mais cela ne doit en aucun cas remplacer l’analyse approfondie d’un expert. (Parmi les critiques de mode que je vous recommande de suivre, si ce n’est pas déjà le cas: Vanessa Friedman du New York Times, Cathy Horyn de The Cut, Rachel Tashjian du Washington Post et Tim Blanks de Business of Fashion.)

Une question de temps

Autre aspect à prendre en considération: le temps. Nous sommes tellement accoutumés à exprimer nos opinions instantanément que nous semblons avoir perdu la capacité de les formuler avec considération et nuance. En cherchant à être les premiers, nous risquons de perdre la capacité de réflexion et de pensée profonde.

Il est également important de se demander si suffisamment de temps est tout autant accordé aux designers pour s’acclimater à leurs nouveaux rôles. Après tout, pour un créateur rejoignant une marque historique, trouver l’équilibre entre les codes de la maison et sa propre sensibilité demande une adaptation certaine.

A lire aussi: Tourner le dos aux Fashion Weeks, nécessaire quand on est une petite marque?

Certes, une critique juste émerge autant de réflexions mesurées que d’émotions intenses. Et en tant que journalistes de mode, nous ne sommes pas à l’abri du plaisir de publier en temps réel les défilés. Mais il est important de se rappeler que, bien que la mode évolue à une vitesse fulgurante, l’analyse adéquate ne peut jamais se révéler instantanément.

Autrice: Laura Antonia Jordan
Cet article a été traduit en français et adapté pour la Suisse après avoir initialement été publié sur 
elle.com/uk. Retrouvez tous les autres articles de cette édition sur le site web officiel.

Tags : haute couture · défilé · fashion week · analyse · journaliste

De la première collection d’Alexander McQueen par Seán McGirr dévoilé en février dernier, aux looks du tapis rouge des Oscars un mois plus tard, il semble que chacun ait une opinion sur le meilleur – ou le pire – de la mode d’aujourd’hui. Mais cela suffit-il à faire de quelqu’un un critique – et d’autant plus crédible? Opinion.

Mon père et moi avons une petite tradition. Chaque fois que nous regardons le football ensemble, survient ce moment où l’un lance: « Ce qu’ils doivent faire maintenant, c’est simplement se fixer un objectif » pendant que l’autre, qui acquiesce, balance: « Mettez-le simplement sur le côté ».

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Oui, on est d’accord. Ce n’est pas une blague hilarante, mais cela nous divertit quand même. Parce que toute la comédie réside dans le mot « simplement » – sorte de parodie de l’excessive simplification de la part du non-initié qui s’avère toujours trop confiant: « Il suffit de le mettre sur le côté! ». Bah oui, évidemment ; tout semble facile quand on ne sait pas grand-chose.

Ces derniers temps, j’ai beaucoup réfléchi à ce vieux gag – et ce n’est pas seulement parce que la saison de football est à son apogée. C’est surtout survenu après le mois des Fashion Weeks et les nombreuses remises de prix durant lesquelles la plupart des internautes ont semblé se muer en critiques.

L’exemple effarant d’Alexander McQueen

Il suffit de jeter un coup d’œil sur la vague de réactions suscitée par les robes des Oscars le 10 mars dernier. « Pas pour moi! », « Époustouflant! », « Virez le styliste! », « Elle a dominé le tapis rouge! ». Des avis positifs, des critiques acerbes, une profusion d’opinions exprimées parfois avec conviction, souvent avec autorité. Depuis quand tout le monde est-il devenu un expert en couture de fermetures éclair, en repassage et en collection Balenciaga?

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Si nous prenons également en compte les réactions face aux débuts de Seán McGirr, chez Alexander McQueen, au début du mois de février (Il a été nommé directeur créatif de la maison britannique fin 2023, succédant à Sarah Burton, qui avait dirigé la marque depuis le décès du fondateur Lee McQueen en 2010.), sa première collection a déclenché des réactions étonnamment hostiles sur les réseaux sociaux.

« Ce n’est pas seulement que je n’aime pas la collection, car c’est très subjectif, mais je ne vois aucun lien direct avec l’héritage d’Alexander McQueen », a commenté un utilisateur de X. « Si vous regardez cette collection, sans contexte, rien, je parie que vous ne pourriez pas la lier au nom de Lee McQueen », a renchéri un autre. « Bref, quand Alexander McQueen va-t-il se débarrasser de Seán McGirr ? », a de son côté ironisé un autre mécontent.

Il faut dire que les collections de l’audacieuse Maison britannique ont toujours suscité de hautes attentes: Alexander McQueen a enflammé la passion de nombreux créatifs pour la mode, créant ainsi des liens émotionnels forts avec celle-ci.

En cherchant à être les premiers, nous risquons de perdre la capacité de réflexion et de pensée profonde.

Et ce n’est pas la première fois au cours des derniers mois que Seán McGirr est confronté à des réaction négatives. Lorsque sa nomination a été annoncée en octobre 2023, elle a été accueillie par un torrent de critiques concernant la prédominance des hommes blancs occupant les postes les plus élevés dans le monde de la mode. Un argument tout à fait valable et pertinent sur un problème beaucoup plus vaste, qui met également en évidence la nécessité d’une plus grande diversité de voix dans l’ensemble de l’industrie.

L’expertise ne s’invente pas

Mais s’interroger sur la nature profonde de la critique est plus que nécessaire. Grâce à Internet, chacun peut en effet désormais exprimer son opinion de manière très publique et immédiate. S’il est indéniablement indispensable de démocratiser la mode, de donner de la voix à chacun et de demander des comptes à l’élite de l’industrie, cela ne signifie pas pour autant que tout le monde s’autoproclame expert en la matière. Nous avons tous nos opinions, bien sûr ; chacun a le droit de les exprimer. Mais cela fait-il de tout le monde un réel critique? Absolument pas.

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Le célèbre écrivain Daniel Mendelsohn résume d’ailleurs avec éloquence la différence entre opinion et critique dans un essai paru en 2012 dans les colonnes du New Yorker: « Toute critique repose sur l’équation suivante: connaissance + goût = jugement significatif ». Le mot clé ici est « significatif ». Les personnes qui réagissent fortement à une œuvre – et c’est le cas de la plupart d’entre nous – mais qui ne possèdent pas l’érudition plus large visant à donner du poids à une opinion, ne sont pas des critiques.

Pour l’écrivain, les vraies critiques peuvent être considérées comme une sorte de « capsule historique »: c’est là alors toute la beauté d’une bonne critique, qu’elle soit positive ou négative.

Une critique juste émerge autant de réflexions mesurées que d’émotions intenses

Lors d’un récent recrutement, j’ai pour cause été frappée par le nombre croissant de jeunes journalistes de mode se contentant d’obtenir leurs informations et leurs idées d’articles sur les réseaux sociaux. Bien sûr, il y a une place pour ce types de sources, mais cela ne doit en aucun cas remplacer l’analyse approfondie d’un expert. (Parmi les critiques de mode que je vous recommande de suivre, si ce n’est pas déjà le cas: Vanessa Friedman du New York Times, Cathy Horyn de The Cut, Rachel Tashjian du Washington Post et Tim Blanks de Business of Fashion.)

Une question de temps

Autre aspect à prendre en considération: le temps. Nous sommes tellement accoutumés à exprimer nos opinions instantanément que nous semblons avoir perdu la capacité de les formuler avec considération et nuance. En cherchant à être les premiers, nous risquons de perdre la capacité de réflexion et de pensée profonde.

Il est également important de se demander si suffisamment de temps est tout autant accordé aux designers pour s’acclimater à leurs nouveaux rôles. Après tout, pour un créateur rejoignant une marque historique, trouver l’équilibre entre les codes de la maison et sa propre sensibilité demande une adaptation certaine.

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Certes, une critique juste émerge autant de réflexions mesurées que d’émotions intenses. Et en tant que journalistes de mode, nous ne sommes pas à l’abri du plaisir de publier en temps réel les défilés. Mais il est important de se rappeler que, bien que la mode évolue à une vitesse fulgurante, l’analyse adéquate ne peut jamais se révéler instantanément.

Autrice: Laura Antonia Jordan
Cet article a été traduit en français et adapté pour la Suisse après avoir initialement été publié sur 
elle.com/uk. Retrouvez tous les autres articles de cette édition sur le site web officiel.

Tags : haute couture · défilé · fashion week · analyse · journaliste