« Love Is Blind France » ou tout ce qui ne va pas dans les relations hétéro

Entre déclarations insensées et maladresses déroutantes, l’adaptation de la tonitruante télé-réalité américaine ne se contente pas de tester l’amour à l’aveugle. Dès les premiers épisodes, l’émission qui truste le top 10 de Netflix Suisse depuis mercredi reflète surtout les travers des rapports amoureux entre hommes et femmes. Florilège.

Nombre de téléspectateurs auront sûrement dû, comme nous, déserrer leurs dents ou craquer leur nuque à la fin des deux premiers épisodes de Love Is Blind France. Dévoilée mercredi 10 septembre, l’adaptation de la célèbre télé-réalité américaine promettait pourtant de divertir en suivant des célibataires BCBG de plus de 30 ans se rencontrer à l’aveugle avant de se marier avec « l’amour de leur vie ». Intitulée sur Netflix Suisse Pour le meilleur et à l’aveugle, on aurait en réalité surtout envie d’ajouter : et pour le pire ? Tant les inepties sociales fusent côté hommes comme côté femmes. Qu’elle soit scénarisée ou non, l’émission tenue par le judoka Teddy Riner et sa compagne Luthna Plocus aura au moins eu le mérite de créer le buzz : depuis sa diffusion, les réactions sur les réseaux sociaux se comptent en effet par milliers, entre mèmes, colères et sérieux débats. Voici pourquoi.

Les joies du gaslighting

C’est une pratique à laquelle les femmes sont confrontées depuis longtemps, mais qui a désormais un nom : le gaslighting. Dans Love Is Blind France, on en voit un exemple flagrant dans l’épisode 2 avec Jonathan. Il reproche à Cynthia de porter des talons hauts parce que ça la rend plus grande que lui (spoiler : elle l’est déjà sans). Les autres candidats « vont se foutre de ma gueule », lui lance-t-il, avant de la couper et de l’accuser de ne pas écouter et considérer « son problème ».

Le mécanisme est clair : minimiser et détourner les émotions de l’autre. Car le gaslighting, c’est ça — une manipulation psychologique poussant l’autre à douter de ses propres perceptions. Ici, Jonathan inverse les rôles : ce n’est jamais son ostensible insécurité qui est à l’origine de son malaise, mais le comportement de Cynthia, jugé alors « problématique ». Résultat, la candidate est incitée à remettre en question un geste anodin – porter des talons – juste pour ménager l’ego masculin de son partenaire.

Le mythe de l’homme capable

Dans Love Is Blind France, plusieurs candidates, comme Sarah, revendiquent leur désir de tomber sur « l’homme capable ». Une expression popularisée par les réseaux sociaux pour définir celui qui fait preuve d’attention et de considération envers sa partenaire : il écoute, s’occupe des courses, organise un dîner ou un week-end, et montre son affection par des gestes concrets. L’idée est simple si ce n’est pernicieuse : transformer le minimum en exceptionnel pour faire croire aux femmes qu’elles doivent s’extasier devant des comportements qui ne sont objectivement que les fondations d’une relation saine.

Derrière cette mise en scène se cache en réalité l’héritage de la masculinité hégémonique, théorisée par la sociologue australienne Raewyn Connell : un modèle valorisant l’homme qui prend tout en charge, maîtrise la relation et garde le contrôle pour rassurer sa partenaire. Un modèle qui lui interdit surtout toujours de se montrer vulnérable ou faillible au risque d’être catalogué d’« incapable ». En glorifiant ces gestes, les candidates de Love Is Blind France participent malgré elles à enfermer les hommes dans un rôle d’hyper-masculinité dont le 21e siècle se passerait bien.

Le phénomène des « Pick-Me »

Les « Pick-Me » ne manquent pas dans Love Is Blind France. Popularisé sur les réseaux sociaux, le terme désigne ces femmes qui cherchent à se distinguer de leurs semblables pour obtenir l’approbation des hommes. Exemple flagrant : Julie, choquée que les candidates s’étonnent de voir certains hommes parler sexualité dès le premier rendez-vous. La même qui paradoxalement déplorera quelques minutes plus tard que « les hommes ne [lui] parlent que pour coucher ». Même dynamique chez Kim, qui revendique qu’une relation idéale devrait inclure « au minimum trois rapports par jour », face à un Clément qui ne cache pas son intérêt physique dès leurs premières minutes d’échange. De quoi laisser plus d’un internaute sidéré si l’on en croit les milliers de réactions sur YouTube ou X.

Sociologiquement, ce comportement repose sur un double mécanisme. Du côté des femmes, il s’agit de se plier aux attentes masculines et de se vendre comme « différente » de toutes celles vues comme trop compliquées ou pas assez fun. En filigrane, cela valorise la disponibilité permanente et la séduction à sens unique, telles que les imposent encore les normes patriarcales. Du côté des hommes, ces attitudes viennent confirmer leur pouvoir d’attraction et valider une domination symbolique : la « Pick-Me » devient en quelque sorte la preuve que leurs désirs fixent les règles. Or, comme le souligne Mademoizelle, ce phénomène « crée et nourrit de la haine, de la rivalité entre les femmes, complètement à l’inverse de la sororité féministe ».

La compétition entre les femmes

Un autre phénomène marquant dans Love Is Blind France : la rivalité féminine. Bien sûr, les hommes se jaugent aussi entre eux, mais c’est du côté des femmes que les tensions explosent à l’écran. Dès le premier épisode, alors que les candidats masculins plaisantent sur leurs potentielles conquêtes, les frictions entre femmes sont déjà palpables. La preuve avec Tatiana qui confronte Kim au sujet de leur intérêt commun pour Thomas ou avec Sabrina qui, sous prétexte de puritanisme, inconsidère de nombreuses candidates.

Cette rivalité ne naît pas seulement de la téléréalité, elle s’inscrit dans un héritage social bien plus profond. Comme l’explique sur France Bleu Racha Belmehdi, autrice de Rivalité, nom féminin : « La rivalité féminine est présente dans toutes les sphères de la vie ». Elle prend racine dès l’enfance, quand on compare les filles en les désignant comme « la plus mignonne » ou « la plus sage ». Résultat, analyse l’experte, elles finissent par croire qu’elles ne sont jamais assez et qu’elles doivent écraser les autres pour exister.

Le fantasme des origines

Vient un moment où Chloé refuse de répondre à la question de Gallien : « Tu viens d’où, toi ? ». Un geste en apparence anodin, mais qui en dit beaucoup. Non seulement cette question va à l’encontre du principe même de l’émission – la rencontre à l’aveugle – mais elle cache aussi une manière de classer et de fantasmer sur quelqu’un uniquement à travers ses origines. Surtout lorsqu’il s’agit de femmes d’origine africaines, latines ou asiatiques.

Ce phénomène, largement étudié par les sociologues et historiennes, renvoie à la fétichisation des femmes racisées : réduites à des clichés exotiques, elles deviennent des objets de désir avant même d’être reconnues comme des individus. Dans le contexte de la téléréalité, cela se traduit par des attentes et des regards qui sexualisent avant même de connaître la personnalité. Ce n’est donc pas seulement une question de séduction : c’est une réduction à des stéréotypes. Et attention, « il ne s’agit pas de faire la police des relations de couple, d’interdire tel ou tel type d’union ou de dire que d’aller vers tel type de personne, c’est bien, ou d’aller vers tel type, ce n’est pas bien », nuance Rokhaya Diallo chez Cosmopolitan. Pour l’autrice et journaliste, se rendre compte de ce biais est essentiel, car « on vit dans un contexte patriarcal, dans un contexte qui est hérité d’une histoire de racialisation et que donc, les relations qu’on développe avec les autres ne sont pas neutres ».

Love Is Blind France réunit au total dix épisodes. Mais il n’en faut pas beaucoup pour réaliser qu’il ne s’agit pas là que d’une téléréalité romantique destinée à divertir. L’émission en tête des fictions les pluis suivies de Netflix Suisse depuis son arrivée est aussi et peut-être surtout un miroir grossissant de nos imaginaires collectifs, où s’entremêlent attentes patriarcales, rivalités féminines, fantasmes raciaux et en somme dynamiques de domination intergenres. Derrière ces rires, ces larmes et ces coups de foutre en ultra-accéléré, Love Is Blind France met en scène – parfois malgré elle – les scripts sociaux qui pèsent encore et toujours sur nos relations amoureuses.

Reste à savoir si cette vitrine diffusée à l’international peut devenir un outil de prise de conscience globale, comme on le constate déjà dans les nombreux commentaires des internautes. En confrontant ces clichés au regard critique des spectateurs, Love Is Blind souligne au final une question essentielle : nos façons d’aimer sont-elles sincèrement libres ou vouées à demeurer dictées par des normes héritées ?

Tags : amour · netflix · couple · relations
Résumé de la politique de confidentialité

Ce site utilise des cookies afin que nous puissions vous fournir la meilleure expérience utilisateur possible. Les informations sur les cookies sont stockées dans votre navigateur et remplissent des fonctions telles que vous reconnaître lorsque vous revenez sur notre site Web et aider notre équipe à comprendre les sections du site que vous trouvez les plus intéressantes et utiles.

Cookies strictement nécessaires

Cette option doit être activée à tout moment afin que nous puissions enregistrer vos préférences pour les réglages de cookie.

Statistiques

Ce site utilise Google Analytics pour collecter des informations anonymes telles que le nombre de visiteurs du site et les pages les plus populaires.

Garder ce cookie activé nous aide à améliorer notre site Web.