Rachel M’Bon: « Le racisme ne se vit pas de la même manière selon que l’on est un homme ou une femme »

Dévoilé en 2022, Je suis Noires, co-réalisé par Rachel M’Bon, a fait l’effet d’une bombe en Suisse et au-delà. Crise identitaire, fétichisation, colorisme, classes sociales: après avoir ouvert un espace de réflexion inédit sur les défis rencontrés par les femmes afrodescendantes en Helvétie, que reste-t-il du documentaire? Rencontre avec une voix qui continue de bousculer les consciences.

Il y a des silences qui pèsent plus lourd que les mots. Comme en Suisse, où le racisme peut s’envelopper d’un mutisme poli, dissimulé derrière le mythe de sa neutralité de tradition. Que se passe-t-il cependant lorsque l’on n’a pas le privilège du silence, que la peau parle pour soi et expose aux exclusions les plus insidieuses? Je suis Noires (2022) dépeint cette réalité avec une acuité déconcertante. Dévoilé en 2022 sur la scène helvétique, le documentaire réalisé par Rachel M’Bon et Juliana Fanjul, et produit par Akka Films en collaboration avec la Radio télévision suisse (RTS) et le soutien de l’Office fédéral de la culture (OFC), a depuis eu un écho retentissant. France, Canada, Etats-Unis, Italie: à l’international, le public s’est dit prêt à écouter la criante vérité de ce projet ayant reçu le Prix du cinéma suisse un an après sa sortie.

Rachel M’Bon revient justement d’une table ronde sur le sujet à Rome et organisée par l’Institut Suisse d’Italie, lorsque nous la rencontrons, mercredi 8 janvier. Trois ans après la révélation de son documentaire, la journaliste de 50 ans peine encore à mesurer son impact. Car ce projet, avant d’être un manifeste, était une quête personnelle: « Je me suis lancée dans ce documentaire après la mort de mon père, se rappelle-t-elle. Il y a eu comme une rupture: j’ai ressenti le besoin urgent de me connecter à ce que j’étais vraiment et de questionner la part noire de mon héritage que je n’avais jamais vraiment osé affronter. » D’origines bernoise et congolaise, Rachel M’Bon s’était déjà imposée dans le paysage médiatique en 2017 à travers sa page Instagram Noires (qui se muera dès 2023 en vitrine pour son association Now we are rising – N.W.A.R). Mais cette fois, il lui fallait aller plus loin: « Noires m’a permis de relater en tant que journaliste le récit de femmes noires en Suisse. J’étais atterrée de réaliser à quel point ce que je croyais n’être qu’un fardeau personnel était en réalité vécu par autant de personnes.

La double peine du racisme au féminin

L’étonnement de Rachel M’Bon trouve peut-être son explication. En Suisse, où la population Noire représente environ 3 %, le racisme ne se revendique pas ouvertement: « Le racisme est extrêmement présent en Suisse, certaines personnes ne réalisent même pas qu’elles y participent quotidiennement ». Du point de vue de la journaliste, il se niche dans des regards particuliers, des réflexions apparemment anodines, des standards de beauté excluants: « Je me rappelle avoir pris conscience de ma couleur de peau très tôt. Mais c’est à l’adolescence, période de quête identitaire, que j’ai compris qu’elle pouvait poser problème ». Longtemps enfermée dans la colère, poursuit-elle, Rachel M’Bon parvient à s’en libérer à l’âge adulte, en détricotant face caméra sa propre histoire, mais également celles d’autres femmes noires et métisses, toutes témoignant de cette même prise de conscience brutale. Issues de la deuxième ou troisième génération d’immigrés du Cameroun, du Congo, du Benin ou encore des Caraïbes, elles racontent dans Je suis Noires les insultes, la solitude, l’injustice.

Le racisme est extrêmement présent en Suisse, certaines personnes ne réalisent même pas qu’elles y participent quotidiennement.

Rachel M’Bon, réalisatrice et journaliste

Et si être noir en Suisse représente un défi, être une femme noire semble l’être encore plus: « A l’école, on m’a déjà dit que ma peau avait la couleur du caca […] que je ressemblais à une sorcière », confie l’une des protagonistes, Khalissa Akadi. « Depuis que j’ai 16 ans, je porte des perruques. […] Je n’arrive pas à apprécier mes cheveux. […] Enfant, je ne voulais pas qu’on se moque de moi », ajoute de son côté Tallulah Bär. Quant à Paula Charles, elle se remémore son premier emploi dans les années 1990 au sein d’un restaurant saint-gallois: « Mon chef m’avait ordonné d’accompagner les clients dans une chambre privée ». Je suis Noires met en lumière cette double oppression où le racisme conjugué au féminin piège les corps dans des stéréotypes inaccessibles ou fétichisés: « Je pense que le racisme ne se vit pas de la même manière selon que l’on est un homme ou une femme, estime Rachel M’Bon. Eux subissent davantage le délit de faciès, alors qu’elles doivent à la fois composer avec la discrimination liée à leur couleur de peau et celle liée à leur genre. »

Des prismes rarement explorés

Le cas plus personnel de Rachel M’Bon engage une autre problématique écornée dans le débat sur le racisme: celle du métissage: « Etant suisse-allemande et congolaise, j’ai toujours eu l’impression de n’être que la moitié de chacune de mes origines, ou alors aucune des deux. En Suisse, les personnes blanches m’ont toujours fait comprendre que j’étais une femme de couleur venant d’Afrique. A contrario, au Congo, on m’a toujours fait comprendre que je n’étais pas noire, que ma couleur claire était un privilège. Dans un cas, je ne suis pas assez blanche pour être véritablement suisse et dans l’autre pas assez noire pour être pleinement congolaise. » Si la dualité du métissage est une source de confusion, Rachel M’Bon admet néanmoins qu’elle demeure un dilemme difficile à dénoncer: « C’est délicat de s’en plaindre, car tout en étant confrontée à des discriminations, je sais que mon métissage me place dans un entre-deux, où l’intensité du racisme est parfois atténué par rapport à ce que vivent des personnes à la peau plus foncée ».

En Suisse, l’ascension sociale portée par son métier de journaliste n’a de toute manière jamais aidé Rachel M’Bon à échapper aux stigmates, à l’instar des protagonistes du documentaire. Dans Je suis Noires, les intervenantes sont avocates, banquières, entrepreneures, étudiantes. Elles démontent ainsi l’idée reçue selon laquelle le racisme n’affecterait que les classes populaires. Brigitte Lembwadio, par exemple, se souvient de ses années universitaires où elle se formait au droit: « Des professeurs m’ont demandé si j’étais adoptée. » De son côté, Armelle Saunier raconte ses années de recherche d’emploi en tant que cadre dans la finance. « Mon formateur m’a conseillé de ne pas mettre ma photo sur mon Curriculum Vitae ». Des anecdotes que Rachel M’Bon a entendues à maintes reprises : « On pense souvent que seules les personnes qui ne parlent pas bien la langue du pays ou qui ne font pas d’études subissent le racisme. C’est faux. Peu importe la classe sociale, le métier ou le niveau d’éducation, la discrimination liée à la couleur de peau est un phénomène que l’on observe partout. »

Réalité qui, dans Je suis Noires, n’est pas qu’émotionnelle. Elle est aussi historique: « Avec Juliana, on a ressenti énormément de pression à l’idée de délivrer le documentaire. On ne voulait pas que le projet soit vu comme un étendard de plaintes. Il était impératif d’apporter un regard objectif qui apporte des faits ». En entrelaçant les témoignages intimes à des analyses sociologiques sur le passé colonialiste de la Suisse, le documentaire taillade l’illusion d’un pays épargné par les discriminations raciales: « Le racisme ne se limite pas à des actes isolés. C’est un système, une structure, un héritage qui façonne les pensées sur des siècles. »

Peu importe la classe sociale, le métier ou le niveau d’éducation, la discrimination liée à la couleur de peau est un phénomène que l’on observe partout.

Rachel M’Bon, réalisatrice et journaliste

Les défis de la nouvelle génération et des politiques suisses

Raison pour laquelle, d’après Rachel M’Bon, le plus grand défi réside désormais dans les mains de la nouvelle génération: « Aujourd’hui, les débats sont plus polarisés, les esprits plus fermés. Mais ce qui est rassurant, c’est de voir que la jeunesse refuse de perpétuer les silences et l’assimilation du passé. » Cette jeunesse est d’ailleurs au cœur de son dernier projet, Dans la place (2024). Commandé par la Ville de Carouge (GE) et à nouveau réalisé avec Juliana Fanjul, le court-métrage prolonge la réflexion sur l’identité et l’appartenance à travers la rencontre entre jeunes Suisses et jeunes migrants afghans. Une manière aussi pour elle de tourner la page sur une étape importante de sa vie. « Je suis Noires ne nous appartient plus à Juliana et moi. Il appartient au public et à la mémoire des celles qui se sont affranchies des injonctions sociales pour s’auto-définir et s’aimer. »

Aujourd’hui, Rachel M’Bon se dit en paix avec elle-même et donc l’identité de son défunt père. Artiste peintre, il lui a non seulement légué un héritage identitaire, mais un héritage aussi culturel depuis lors inscrit au musée: « Grâce au film certaines de ses œuvres ont pu être exposées au Kunsthaus de Zürich en mars 2024, dans le cadre de l’exposition sur Ferdinand Hodler », se réjouit-elle.

Plus qu’une ode aux femmes invisibilisées, Je suis Noires est un miroir tendu à la société, l’incitant à affronter ses reflets les plus dérangeants. Il impose enfin une question: la Suisse est-elle prête à se regarder en face? « Il y a récemment eu des expositions à Zurich et Genève sur l’implication du pays dans le colonialisme. Il y a aussi le premier Centre culturel Afropea que j’ai dernièrement inauguré à Lausanne (VD), avec Olivia Fahmy et Joël Vacheron, afin d’apporter d’autres représentations dans le paysage culturel helvétique. Mais tant que la Confédération n’aura pas véritablement agi sur la question, le combat ne sera pas terminé. »

Depuis plusieurs années, la gestion du racisme en Suisse fait l’objet de nombreuses critiques, notamment de la part du Conseil des droits humains de l’ONU, indique la RTS. En 2023, un communiqué de la Commission fédérale contre le racisme (CFR) et Humanrights, une ONG qui défend les droits humains, recensaient une augmentation de près de 20% des signalements d’incidents racistes en Suisse. La même année, pour la première fois, la Confédération reconnaissait officiellement l’existence d’un racisme structurel en Suisse. Un tournant dans le discours institutionnel helvétique, qui à ce jour néanmoins, ne s’est toujours pas poursuivi d’actions décisives.

Tant que la Confédération n’aura pas véritablement agi sur la question, le combat ne sera pas terminé.

Rachel M’Bon, réalisatrice et journaliste
Tags : interview · racisme · Suisse

Dévoilé en 2022, Je suis Noires, co-réalisé par Rachel M’Bon, a fait l’effet d’une bombe en Suisse et au-delà. Crise identitaire, fétichisation, colorisme, classes sociales: après avoir ouvert un espace de réflexion inédit sur les défis rencontrés par les femmes afrodescendantes en Helvétie, que reste-t-il du documentaire? Rencontre avec une voix qui continue de bousculer les consciences.

Il y a des silences qui pèsent plus lourd que les mots. Comme en Suisse, où le racisme peut s’envelopper d’un mutisme poli, dissimulé derrière le mythe de sa neutralité de tradition. Que se passe-t-il cependant lorsque l’on n’a pas le privilège du silence, que la peau parle pour soi et expose aux exclusions les plus insidieuses? Je suis Noires (2022) dépeint cette réalité avec une acuité déconcertante. Dévoilé en 2022 sur la scène helvétique, le documentaire réalisé par Rachel M’Bon et Juliana Fanjul, et produit par Akka Films en collaboration avec la Radio télévision suisse (RTS) et le soutien de l’Office fédéral de la culture (OFC), a depuis eu un écho retentissant. France, Canada, Etats-Unis, Italie: à l’international, le public s’est dit prêt à écouter la criante vérité de ce projet ayant reçu le Prix du cinéma suisse un an après sa sortie.

Rachel M’Bon revient justement d’une table ronde sur le sujet à Rome et organisée par l’Institut Suisse d’Italie, lorsque nous la rencontrons, mercredi 8 janvier. Trois ans après la révélation de son documentaire, la journaliste de 50 ans peine encore à mesurer son impact. Car ce projet, avant d’être un manifeste, était une quête personnelle: « Je me suis lancée dans ce documentaire après la mort de mon père, se rappelle-t-elle. Il y a eu comme une rupture: j’ai ressenti le besoin urgent de me connecter à ce que j’étais vraiment et de questionner la part noire de mon héritage que je n’avais jamais vraiment osé affronter. » D’origines bernoise et congolaise, Rachel M’Bon s’était déjà imposée dans le paysage médiatique en 2017 à travers sa page Instagram Noires (qui se muera dès 2023 en vitrine pour son association Now we are rising – N.W.A.R). Mais cette fois, il lui fallait aller plus loin: « Noires m’a permis de relater en tant que journaliste le récit de femmes noires en Suisse. J’étais atterrée de réaliser à quel point ce que je croyais n’être qu’un fardeau personnel était en réalité vécu par autant de personnes.

La double peine du racisme au féminin

L’étonnement de Rachel M’Bon trouve peut-être son explication. En Suisse, où la population Noire représente environ 3 %, le racisme ne se revendique pas ouvertement: « Le racisme est extrêmement présent en Suisse, certaines personnes ne réalisent même pas qu’elles y participent quotidiennement ». Du point de vue de la journaliste, il se niche dans des regards particuliers, des réflexions apparemment anodines, des standards de beauté excluants: « Je me rappelle avoir pris conscience de ma couleur de peau très tôt. Mais c’est à l’adolescence, période de quête identitaire, que j’ai compris qu’elle pouvait poser problème ». Longtemps enfermée dans la colère, poursuit-elle, Rachel M’Bon parvient à s’en libérer à l’âge adulte, en détricotant face caméra sa propre histoire, mais également celles d’autres femmes noires et métisses, toutes témoignant de cette même prise de conscience brutale. Issues de la deuxième ou troisième génération d’immigrés du Cameroun, du Congo, du Benin ou encore des Caraïbes, elles racontent dans Je suis Noires les insultes, la solitude, l’injustice.

Le racisme est extrêmement présent en Suisse, certaines personnes ne réalisent même pas qu’elles y participent quotidiennement.

Rachel M’Bon, réalisatrice et journaliste

Et si être noir en Suisse représente un défi, être une femme noire semble l’être encore plus: « A l’école, on m’a déjà dit que ma peau avait la couleur du caca […] que je ressemblais à une sorcière », confie l’une des protagonistes, Khalissa Akadi. « Depuis que j’ai 16 ans, je porte des perruques. […] Je n’arrive pas à apprécier mes cheveux. […] Enfant, je ne voulais pas qu’on se moque de moi », ajoute de son côté Tallulah Bär. Quant à Paula Charles, elle se remémore son premier emploi dans les années 1990 au sein d’un restaurant saint-gallois: « Mon chef m’avait ordonné d’accompagner les clients dans une chambre privée ». Je suis Noires met en lumière cette double oppression où le racisme conjugué au féminin piège les corps dans des stéréotypes inaccessibles ou fétichisés: « Je pense que le racisme ne se vit pas de la même manière selon que l’on est un homme ou une femme, estime Rachel M’Bon. Eux subissent davantage le délit de faciès, alors qu’elles doivent à la fois composer avec la discrimination liée à leur couleur de peau et celle liée à leur genre. »

Des prismes rarement explorés

Le cas plus personnel de Rachel M’Bon engage une autre problématique écornée dans le débat sur le racisme: celle du métissage: « Etant suisse-allemande et congolaise, j’ai toujours eu l’impression de n’être que la moitié de chacune de mes origines, ou alors aucune des deux. En Suisse, les personnes blanches m’ont toujours fait comprendre que j’étais une femme de couleur venant d’Afrique. A contrario, au Congo, on m’a toujours fait comprendre que je n’étais pas noire, que ma couleur claire était un privilège. Dans un cas, je ne suis pas assez blanche pour être véritablement suisse et dans l’autre pas assez noire pour être pleinement congolaise. » Si la dualité du métissage est une source de confusion, Rachel M’Bon admet néanmoins qu’elle demeure un dilemme difficile à dénoncer: « C’est délicat de s’en plaindre, car tout en étant confrontée à des discriminations, je sais que mon métissage me place dans un entre-deux, où l’intensité du racisme est parfois atténué par rapport à ce que vivent des personnes à la peau plus foncée ».

En Suisse, l’ascension sociale portée par son métier de journaliste n’a de toute manière jamais aidé Rachel M’Bon à échapper aux stigmates, à l’instar des protagonistes du documentaire. Dans Je suis Noires, les intervenantes sont avocates, banquières, entrepreneures, étudiantes. Elles démontent ainsi l’idée reçue selon laquelle le racisme n’affecterait que les classes populaires. Brigitte Lembwadio, par exemple, se souvient de ses années universitaires où elle se formait au droit: « Des professeurs m’ont demandé si j’étais adoptée. » De son côté, Armelle Saunier raconte ses années de recherche d’emploi en tant que cadre dans la finance. « Mon formateur m’a conseillé de ne pas mettre ma photo sur mon Curriculum Vitae ». Des anecdotes que Rachel M’Bon a entendues à maintes reprises : « On pense souvent que seules les personnes qui ne parlent pas bien la langue du pays ou qui ne font pas d’études subissent le racisme. C’est faux. Peu importe la classe sociale, le métier ou le niveau d’éducation, la discrimination liée à la couleur de peau est un phénomène que l’on observe partout. »

Réalité qui, dans Je suis Noires, n’est pas qu’émotionnelle. Elle est aussi historique: « Avec Juliana, on a ressenti énormément de pression à l’idée de délivrer le documentaire. On ne voulait pas que le projet soit vu comme un étendard de plaintes. Il était impératif d’apporter un regard objectif qui apporte des faits ». En entrelaçant les témoignages intimes à des analyses sociologiques sur le passé colonialiste de la Suisse, le documentaire taillade l’illusion d’un pays épargné par les discriminations raciales: « Le racisme ne se limite pas à des actes isolés. C’est un système, une structure, un héritage qui façonne les pensées sur des siècles. »

Peu importe la classe sociale, le métier ou le niveau d’éducation, la discrimination liée à la couleur de peau est un phénomène que l’on observe partout.

Rachel M’Bon, réalisatrice et journaliste

Les défis de la nouvelle génération et des politiques suisses

Raison pour laquelle, d’après Rachel M’Bon, le plus grand défi réside désormais dans les mains de la nouvelle génération: « Aujourd’hui, les débats sont plus polarisés, les esprits plus fermés. Mais ce qui est rassurant, c’est de voir que la jeunesse refuse de perpétuer les silences et l’assimilation du passé. » Cette jeunesse est d’ailleurs au cœur de son dernier projet, Dans la place (2024). Commandé par la Ville de Carouge (GE) et à nouveau réalisé avec Juliana Fanjul, le court-métrage prolonge la réflexion sur l’identité et l’appartenance à travers la rencontre entre jeunes Suisses et jeunes migrants afghans. Une manière aussi pour elle de tourner la page sur une étape importante de sa vie. « Je suis Noires ne nous appartient plus à Juliana et moi. Il appartient au public et à la mémoire des celles qui se sont affranchies des injonctions sociales pour s’auto-définir et s’aimer. »

Aujourd’hui, Rachel M’Bon se dit en paix avec elle-même et donc l’identité de son défunt père. Artiste peintre, il lui a non seulement légué un héritage identitaire, mais un héritage aussi culturel depuis lors inscrit au musée: « Grâce au film certaines de ses œuvres ont pu être exposées au Kunsthaus de Zürich en mars 2024, dans le cadre de l’exposition sur Ferdinand Hodler », se réjouit-elle.

Plus qu’une ode aux femmes invisibilisées, Je suis Noires est un miroir tendu à la société, l’incitant à affronter ses reflets les plus dérangeants. Il impose enfin une question: la Suisse est-elle prête à se regarder en face? « Il y a récemment eu des expositions à Zurich et Genève sur l’implication du pays dans le colonialisme. Il y a aussi le premier Centre culturel Afropea que j’ai dernièrement inauguré à Lausanne (VD), avec Olivia Fahmy et Joël Vacheron, afin d’apporter d’autres représentations dans le paysage culturel helvétique. Mais tant que la Confédération n’aura pas véritablement agi sur la question, le combat ne sera pas terminé. »

Depuis plusieurs années, la gestion du racisme en Suisse fait l’objet de nombreuses critiques, notamment de la part du Conseil des droits humains de l’ONU, indique la RTS. En 2023, un communiqué de la Commission fédérale contre le racisme (CFR) et Humanrights, une ONG qui défend les droits humains, recensaient une augmentation de près de 20% des signalements d’incidents racistes en Suisse. La même année, pour la première fois, la Confédération reconnaissait officiellement l’existence d’un racisme structurel en Suisse. Un tournant dans le discours institutionnel helvétique, qui à ce jour néanmoins, ne s’est toujours pas poursuivi d’actions décisives.

Tant que la Confédération n’aura pas véritablement agi sur la question, le combat ne sera pas terminé.

Rachel M’Bon, réalisatrice et journaliste
Tags : interview · racisme · Suisse