« A real pain » trouve l’émotion juste pour dire la souffrance

Kieran Culkin livre une performance impressionnante dans A Real Pain, un road movie à la fois émouvant et drôle, de et avec Jesse Eisenberg, actuellement à l’affiche en Suisse romande. Confidences des deux acteurs.

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Ils sont nés à trois semaines d’intervalle, ont grandi unis comme des frères avant que tout en eux ne les sépare: les cousins new-yorkais Benji (Kieran Culkin) et David Kaplan (Jesse Eisenberg) ne pouvaient pas être plus différents, même dans l’expression de leur mal-être.

Benji, sans emploi, vit toujours chez sa mère. Extraverti, il est aussi dépressif, submergé par une peine qu’il ne supporte plus qu’en l’imposant à son entourage. Odieux parfois, drôle souvent, attachant toujours. «Mon personnage était très amusant à jouer, car il est totalement imprévisible. On ne sait jamais à quelle version de lui on va avoir affaire, ni ce qui va sortir de sa bouche. J’ai probablement un peu de ça en moi, mais j’aime penser que je suis un peu plus prévisible et que je contrôle mieux mes émotions», sourit Kieran Culkin, 42 ans, en conférence de presse. Ce rôle, où il a pu insérer une part d’improvisation, n’est pas sans rappeler celui de Roman Roy dans Succession, où il incarnait déjà un homme dissimulant sa vulnérabilité derrière son arrogance. Avec A Real Pain (une vraie souffrance), à voir actuellement sur les écrans romands, il pousse encore plus loin sa fragilité.

David, lui, est marié, jeune papa, employé dans la publicité et introverti. «Comme moi, il souffre de troubles obsessionnels compulsifs, d’un trouble anxieux généralisé. Mais il pense que sa douleur n’est pas assez exceptionnelle pour la faire peser sur les autres. Alors il n’en parle jamais. À l’inverse de Benji qui expose son chagrin au grand jour. J’ai voulu explorer ces deux manières d’aborder la souffrance», confie Jesse Eisenberg, 41 ans, scénariste, réalisateur et acteur principal du film. «J’y parle aussi d’amitié, de la manière dont on peut maintenir un lien avec quelqu’un qui a compté dans sa vie, mais dont on s’est éloigné. La relation des deux cousins est triste, douce-amère, mais aussi chaleureuse, empreinte de nostalgie. J’ai choisi de les placer dans un voyage chargé d’histoire et de tragédie, pour que leurs conflits personnels se déroulent sur fond de quelque chose de bien plus vaste.»

« Un circuit gériatrique »

Les Kaplan se retrouvent donc pour un road trip en Pologne, sur les traces de leur grand-mère adorée, Dory, juive polonaise rescapée du camp nazi de Majdanek avant d’émigrer aux États-Unis. Décédée récemment, elle leur a laissé un peu d’argent pour accomplir, ensemble, ce voyage mémoriel. À Varsovie, ils rejoignent un Tour de l’Holocauste, guidé par le passionné d’histoire James, joué par Will Sharpe (The White Lotus).

«Mon cousin s’est organisé pour qu’on fasse ce circuit gériatrique polonais avec vous, Mesdames, Messieurs!», lance d’entrée Benji, devant un David mortifié, lors des présentations du petit groupe: un couple de jeunes retraités à la recherche de leurs origines, Eloge, un Rwandais converti au judaïsme après avoir échappé au génocide, et Marsha, incarnée par Jennifer Grey (Dirty Dancing), une New Yorkaise fraîchement divorcée, venue rendre hommage à sa mère, survivante de la Shoah.

Comme on pouvait s’y attendre, David a méticuleusement étudié le programme et l’itinéraire. Benji n’a aucune idée de ce qu’il va voir. Une façon de découvrir le monde qu’il partage avec son interprète: «Quand je voyage, je ne planifie rien, explique Kieran Culkin. Je me dis plutôt: «Allons-y et on verra sur place!» Ce qui peut être source de stress, mais donne, je pense, les meilleurs résultats.» Lui qui adorait parcourir le monde pour son travail, reconnaît toutefois qu’il n’aime plus les tournages qui l’éloignent longtemps, depuis qu’il est père de deux jeunes enfants avec son épouse Jazz Charton.

L’acteur, qui n’est pas de confession juive, ne s’est pas non plus documenté en amont sur les lieux de mémoire: «Je voulais en savoir autant que Benji en arrivant là- bas. Il y a une scène à l’aéroport où David lui tend le programme en lui demandant s’il veut le parcourir. Benji le regarde à peine, il ne semble pas vraiment comprendre de quoi il s’agit. Il préfère improviser, vivre les choses en temps réel, sans trop y réfléchir ou les planifier. Quand nous avons tourné à Majdanek, j’ai choisi de ne pas trop me renseigner sur ce que j’allais voir. J’avais le sentiment que Benji ne l’aurait pas fait non plus. Il n’avait jamais visité un camp de concentration, tout comme moi. Je voulais donc le ressentir pour la première fois en même temps que lui.»

Doris, disparue à 106 ans

L’idée du scénario est venue à Jesse Eisenberg après avoir participé à un Tour de l’Holocauste identique, en Pologne, avec sa femme, en 2008: «C’est le pays d’où vient ma famille, décimée pendant la guerre. Nous avons même tourné des scènes du film dans la maison où elle vivait jusqu’en 1939. La guerre avait provoqué une telle rupture que ma famille s’était éloignée de ses racines. J’ai voulu renouer ce lien et j’ai demandé la nationalité polonaise.»

La grand-mère des personnages est directement inspirée de sa grand-tante Doris, décédée deux semaines avant son 107e anniversaire, en 2019. C’est elle qui lui avait donné envie de découvrir ses origines: «Elle était la personne la plus importante de ma vie, mon amie la plus proche. J’ai même vécu avec elle, à New York, au début de la trentaine.» Il poursuit: «Ce film essaie de répondre à une question encore sans réponse pour moi: comment la douleur que je ressens à travers mes luttes avec la santé mentale et mes difficultés émotionnelles se compare-t-elle à celle de mes ancêtres, qui ont traversé des horreurs indescriptibles? Ma souffrance est-elle légitime? Peut-elle être exprimée? Ou n’est-ce qu’un caprice de privilégié vivant en Amérique?»

Dans la course aux Oscars

Après When You Finish Saving The World en 2022, Jesse Eisenberg signe avec A Real Pain une œuvre épurée, mais puissante dans son exploration des sentiments, des interactions humaines, de l’héritage du traumatisme et du devoir de mémoire. Les échanges vifs entre les deux protagonistes et les compositions de Chopin rythment ce film indépendant, où humour et émotion s’équilibrent avec justesse. Une tranche de vie mise en lumière sobrement, sans pathos inutile. Jusqu’à la scène finale – magistralement interprétée par Kieran Culkin – qui justifierait à elle seule d’embarquer pour ce voyage.

Séduit dès la première lecture du scénario, ce dernier s’est totalement laissé emporter par son personnage: «C’était libérateur de jouer ce type. Mais en voyant le film, par moments, je me suis dit: « Que quelqu’un le frappe! » (Rires). Benji est un narcissique pleinement conscient de l’être. Il se comprend très bien, ce qui, selon moi, explique sa grande souffrance. Il peine à trouver un sens à sa vie et se retrouve presque sans personne autour de lui. Il avait sa grand-mère, mais elle est décédée.»

Son interprétation subtile de la vaste palette d’émotions par lesquelles passent son personnage, a déjà valu à Kieran Culkin, une pluie de récompenses, dont le Golden Globe et le BAFTA du meilleur second rôle masculin. Ce dimanche, celui qui a débuté enfant, aux côtés de son célèbre frère Macaulay Culkin en 1990 dans Maman, j’ai raté l’avion, est en lice pour son premier Oscar. Tandis que A Real Pain est nommé pour le trophée du meilleur scénario original.

A Real Pain (2024), de Jesse Eisenberg. Avec Jesse Eisenberg, Kieran Culkin, Will Sharpe, Jennifer Grey, Kurt Egyiawan, Liza Sadovy, Daniel Oreskes. 90 minutes. Actuellement en salles.

Tags : Cinéma · film · série · interview

Kieran Culkin livre une performance impressionnante dans A Real Pain, un road movie à la fois émouvant et drôle, de et avec Jesse Eisenberg, actuellement à l’affiche en Suisse romande. Confidences des deux acteurs.

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Ils sont nés à trois semaines d’intervalle, ont grandi unis comme des frères avant que tout en eux ne les sépare: les cousins new-yorkais Benji (Kieran Culkin) et David Kaplan (Jesse Eisenberg) ne pouvaient pas être plus différents, même dans l’expression de leur mal-être.

Benji, sans emploi, vit toujours chez sa mère. Extraverti, il est aussi dépressif, submergé par une peine qu’il ne supporte plus qu’en l’imposant à son entourage. Odieux parfois, drôle souvent, attachant toujours. «Mon personnage était très amusant à jouer, car il est totalement imprévisible. On ne sait jamais à quelle version de lui on va avoir affaire, ni ce qui va sortir de sa bouche. J’ai probablement un peu de ça en moi, mais j’aime penser que je suis un peu plus prévisible et que je contrôle mieux mes émotions», sourit Kieran Culkin, 42 ans, en conférence de presse. Ce rôle, où il a pu insérer une part d’improvisation, n’est pas sans rappeler celui de Roman Roy dans Succession, où il incarnait déjà un homme dissimulant sa vulnérabilité derrière son arrogance. Avec A Real Pain (une vraie souffrance), à voir actuellement sur les écrans romands, il pousse encore plus loin sa fragilité.

David, lui, est marié, jeune papa, employé dans la publicité et introverti. «Comme moi, il souffre de troubles obsessionnels compulsifs, d’un trouble anxieux généralisé. Mais il pense que sa douleur n’est pas assez exceptionnelle pour la faire peser sur les autres. Alors il n’en parle jamais. À l’inverse de Benji qui expose son chagrin au grand jour. J’ai voulu explorer ces deux manières d’aborder la souffrance», confie Jesse Eisenberg, 41 ans, scénariste, réalisateur et acteur principal du film. «J’y parle aussi d’amitié, de la manière dont on peut maintenir un lien avec quelqu’un qui a compté dans sa vie, mais dont on s’est éloigné. La relation des deux cousins est triste, douce-amère, mais aussi chaleureuse, empreinte de nostalgie. J’ai choisi de les placer dans un voyage chargé d’histoire et de tragédie, pour que leurs conflits personnels se déroulent sur fond de quelque chose de bien plus vaste.»

« Un circuit gériatrique »

Les Kaplan se retrouvent donc pour un road trip en Pologne, sur les traces de leur grand-mère adorée, Dory, juive polonaise rescapée du camp nazi de Majdanek avant d’émigrer aux États-Unis. Décédée récemment, elle leur a laissé un peu d’argent pour accomplir, ensemble, ce voyage mémoriel. À Varsovie, ils rejoignent un Tour de l’Holocauste, guidé par le passionné d’histoire James, joué par Will Sharpe (The White Lotus).

«Mon cousin s’est organisé pour qu’on fasse ce circuit gériatrique polonais avec vous, Mesdames, Messieurs!», lance d’entrée Benji, devant un David mortifié, lors des présentations du petit groupe: un couple de jeunes retraités à la recherche de leurs origines, Eloge, un Rwandais converti au judaïsme après avoir échappé au génocide, et Marsha, incarnée par Jennifer Grey (Dirty Dancing), une New Yorkaise fraîchement divorcée, venue rendre hommage à sa mère, survivante de la Shoah.

Comme on pouvait s’y attendre, David a méticuleusement étudié le programme et l’itinéraire. Benji n’a aucune idée de ce qu’il va voir. Une façon de découvrir le monde qu’il partage avec son interprète: «Quand je voyage, je ne planifie rien, explique Kieran Culkin. Je me dis plutôt: «Allons-y et on verra sur place!» Ce qui peut être source de stress, mais donne, je pense, les meilleurs résultats.» Lui qui adorait parcourir le monde pour son travail, reconnaît toutefois qu’il n’aime plus les tournages qui l’éloignent longtemps, depuis qu’il est père de deux jeunes enfants avec son épouse Jazz Charton.

L’acteur, qui n’est pas de confession juive, ne s’est pas non plus documenté en amont sur les lieux de mémoire: «Je voulais en savoir autant que Benji en arrivant là- bas. Il y a une scène à l’aéroport où David lui tend le programme en lui demandant s’il veut le parcourir. Benji le regarde à peine, il ne semble pas vraiment comprendre de quoi il s’agit. Il préfère improviser, vivre les choses en temps réel, sans trop y réfléchir ou les planifier. Quand nous avons tourné à Majdanek, j’ai choisi de ne pas trop me renseigner sur ce que j’allais voir. J’avais le sentiment que Benji ne l’aurait pas fait non plus. Il n’avait jamais visité un camp de concentration, tout comme moi. Je voulais donc le ressentir pour la première fois en même temps que lui.»

Doris, disparue à 106 ans

L’idée du scénario est venue à Jesse Eisenberg après avoir participé à un Tour de l’Holocauste identique, en Pologne, avec sa femme, en 2008: «C’est le pays d’où vient ma famille, décimée pendant la guerre. Nous avons même tourné des scènes du film dans la maison où elle vivait jusqu’en 1939. La guerre avait provoqué une telle rupture que ma famille s’était éloignée de ses racines. J’ai voulu renouer ce lien et j’ai demandé la nationalité polonaise.»

La grand-mère des personnages est directement inspirée de sa grand-tante Doris, décédée deux semaines avant son 107e anniversaire, en 2019. C’est elle qui lui avait donné envie de découvrir ses origines: «Elle était la personne la plus importante de ma vie, mon amie la plus proche. J’ai même vécu avec elle, à New York, au début de la trentaine.» Il poursuit: «Ce film essaie de répondre à une question encore sans réponse pour moi: comment la douleur que je ressens à travers mes luttes avec la santé mentale et mes difficultés émotionnelles se compare-t-elle à celle de mes ancêtres, qui ont traversé des horreurs indescriptibles? Ma souffrance est-elle légitime? Peut-elle être exprimée? Ou n’est-ce qu’un caprice de privilégié vivant en Amérique?»

Dans la course aux Oscars

Après When You Finish Saving The World en 2022, Jesse Eisenberg signe avec A Real Pain une œuvre épurée, mais puissante dans son exploration des sentiments, des interactions humaines, de l’héritage du traumatisme et du devoir de mémoire. Les échanges vifs entre les deux protagonistes et les compositions de Chopin rythment ce film indépendant, où humour et émotion s’équilibrent avec justesse. Une tranche de vie mise en lumière sobrement, sans pathos inutile. Jusqu’à la scène finale – magistralement interprétée par Kieran Culkin – qui justifierait à elle seule d’embarquer pour ce voyage.

Séduit dès la première lecture du scénario, ce dernier s’est totalement laissé emporter par son personnage: «C’était libérateur de jouer ce type. Mais en voyant le film, par moments, je me suis dit: « Que quelqu’un le frappe! » (Rires). Benji est un narcissique pleinement conscient de l’être. Il se comprend très bien, ce qui, selon moi, explique sa grande souffrance. Il peine à trouver un sens à sa vie et se retrouve presque sans personne autour de lui. Il avait sa grand-mère, mais elle est décédée.»

Son interprétation subtile de la vaste palette d’émotions par lesquelles passent son personnage, a déjà valu à Kieran Culkin, une pluie de récompenses, dont le Golden Globe et le BAFTA du meilleur second rôle masculin. Ce dimanche, celui qui a débuté enfant, aux côtés de son célèbre frère Macaulay Culkin en 1990 dans Maman, j’ai raté l’avion, est en lice pour son premier Oscar. Tandis que A Real Pain est nommé pour le trophée du meilleur scénario original.

A Real Pain (2024), de Jesse Eisenberg. Avec Jesse Eisenberg, Kieran Culkin, Will Sharpe, Jennifer Grey, Kurt Egyiawan, Liza Sadovy, Daniel Oreskes. 90 minutes. Actuellement en salles.

Tags : Cinéma · film · série · interview