En écrivant son livre Who Wants To Be Normal? (2025), la journaliste britannique Frances Ryan a découvert qu’un aspect fondamental de la vie des femmes en situation de handicap restait tristement figé dans une autre époque : les relations amoureuses.

« Tu peux avoir des rapports sexuels ? » Ce n’est pas vraiment une phrase digne d’une comédie romantique mais c’est pourtant une question que j’ai déjà entendue, comme, – je l’imagine – beaucoup d’autres femmes en situation de handicap.
Que ce soit sur les applis, dans un bar ou de la part d’un homme en sueur dans un bus à 16h, les femmes en situation de handicap doivent encore, en 2025, composer avec des idées reçues aussi archaïques que toxiques sur le handicap et les relations. Ces stéréotypes sont multiples : Certaines personnes s’imaginent que les femmes en situation de handicap n’aspirent ni à l’amour ni à la sexualité – ou pire, qu’elles ne devraient même pas y prétendre. D’autres, à l’inverse, considèrent qu’un.e partenaire serait presque un « saint » de choisir de vivre une relation avec nous, ou encore que notre simple présence dans un fauteuil roulant ferait de nous des femmes non désirables. Pour certains, voir une femme en situation de handicap embrasser son partenaire, c’est comme apercevoir un poisson sur la terre ferme : « ce n’est pas naturel ».
Quand j’ai commencé à écrire Who Wants To Be Normal?, un ouvrage sur la vie des femmes en situation de handicap au Royaume-Uni aujourd’hui, j’ai interviewé plus de cinquante femmes et personnes non-binaires atteintes de troubles physiques ou psychiques. J’y ai constaté de nets progrès par rapport aux décennies passées – qu’il s’agisse d’accès à l’éducation, à l’emploi ou à la représentation. Mais un domaine reste dramatiquement en retard : la vie sentimentale.
Certaines personnes s’imaginent que les femmes en situation de handicap n’aspirent ni à l’amour ni à la sexualité – ou pire, qu’elles ne devraient même pas y prétendre. D’autres, à l’inverse, considèrent qu’un.e partenaire serait presque un « saint » de choisir de vivre une relation avec nous.

Le tabou des relations amoureuses
Selon une étude de l’association Scope, seules 5 % des personnes non handicapées au Royaume-Uni sont déjà sorties avec une personne handicapée. Et contrairement à ce qu’on pourrait espérer, même la génération Z peine à s’émanciper des vieux schémas : une enquête récente menée par Tinder a révélé que seule la moitié des 18-25 ans envisagerait une relation avec une personne en situation de handicap ou neuroatypique.
La comédienne Cherylee Houston, qui se déplace en fauteuil roulant, a reçu ce message après avoir mentionné son handicap à un homme rencontré en ligne : « Je suis désolé, mais ma sœur est elle-même en situation de handicap et ce n’est pas une chose que j’aimerais vivre dans ma vie. » Au-delà des applis, ces attitudes façonnent la façon dont la société tout entière nous perçoit. Comment expliquer, autrement, que moins de 2 % des places d’accueil pour femmes victimes de violences soient accessibles aux femmes à mobilité réduite ? Ou qu’un médecin généraliste puisse juger qu’une patiente en fauteuil roulant n’a pas besoin de frottis gynécologique ? Si les femmes en situation de handicap ne sont pas perçues comme ayant une vie sentimentale ou sexuelle « normale », pourquoi leur donnerait-on accès aux services destinés aux femmes « normales » ?
Et ce silence autour de la sexualité des personnes en situation de handicap ne fait qu’aggraver le problème. Même écrire cet article me semble à la fois inhabituel et étrangement vulnérabilisant. Comme l’a dit l’humoriste Rosie Jones, atteinte de paralysie cérébrale : « Handicap et sexualité… c’est encore un sujet très tabou, non ? »
Une enquête récente menée par Tinder a révélé que seule la moitié des 18-25 ans envisagerait une relation avec une personne en situation de handicap.
Des rêves étouffés avant même d’exister
En grandissant avec un handicap, j’ai vite compris que ce mélange de gêne et de stéréotypes allait modeler ma perception de l’avenir. Tout comme je ne voyais jamais de personnages en situation de handicap exercer des métiers valorisants dans les films ou les séries, je ne voyais pas non plus de femmes en situation de handicap être présentées comme des petites amies, ou des mères. Il a fallu attendre 2022 pour qu’une femme en situation de handicap participe à Love Island — ce qui a aussitôt déclenché une vague de cyberharcèlement validiste.
On n’a pas besoin d’être une romantique façon Charlotte York pour que ces messages s’infiltrent en nous, jusqu’à marquer notre chair et notre cœur de mille micro-blessures invisibles. Je n’ai jamais rêvé de mariage, je préfère les chiens aux bébés, et pourtant je ne peux pas prétendre que la manière dont le monde parle – ou ne parle pas – des femmes en situation de handicap et de l’amour n’a pas influencé ma propre vision de moi-même.
Le validisme agit comme un miroir déformant de fête foraine : il modifie la manière dont nous nous voyons… et celle dont les autres nous regardent.
Et pourtant, il y a de l’espoir
Malgré tout cela, je ressens ce qu’on appelle, je crois, de l’espoir. Beaucoup des femmes qui ont accepté de me raconter leur histoire dans mon livre vivent aujourd’hui des relations heureuses et durables. (Cherylee Houston a quitté les applis et fête bientôt ses dix ans de couple !) D’autres ont fait des choix qui leur ressemblent, qu’il s’agisse de faire une pause ou de s’assumer pleinement, façon Miley Cyrus, en traçant leur propre chemin.
Oui, il y a eu des obstacles et des cœurs brisés, comme chez n’importe quelle femme, en situation de handicap ou non. Mais leurs conditions de santé ne les ont pas empêchées de chercher l’amour. Au contraire, elles leur ont parfois permis d’écarter plus rapidement les partenaires indignes d’intérêt — comme l’actrice et activiste Jameela Jamil, atteinte de douleurs articulaires chroniques, qui ne fréquente que des hommes « qui aiment le lit autant qu’elle ».
Non, les femmes en situation de handicap n’ont pas besoin de changer pour mériter l’amour. C’est à la société de changer.
Ce n’est pas à nous de changer. C’est au monde.
Il est peut-être temps que la société nous rattrape.
Temps que chaque homme derrière un écran comprenne qu’une question sexuelle intrusive n’est pas un compliment.
Temps que les bars installent des rampes pour que quelques marches ne fassent pas obstacle à une belle rencontre.
Temps que les émissions de dating intègrent naturellement des personnes handicapées — pas comme des exceptions, mais à la hauteur de notre vraie proportion : une personne sur quatre.
Parce que non, les femmes en situation de handicap n’ont pas besoin de changer pour mériter l’amour.
C’est à la société de changer.
Ou, pour le dire autrement : ce n’est pas moi le problème. C’est toi.
Autrice: Frances Ryan
Cet article a été traduit en français et adapté pour la Suisse après avoir initialement été publié sur elle.com/uk. Retrouvez tous les autres articles de cette édition sur le site web officiel.