Les millions d’abonnés peuvent être un atout, ou une arme. C’est à double tranchant. Analyse.
En 1912, s’est déroulée ce que l’on peut qualifier de premier « boycott » d’influenceuse de l’histoire (à moins, bien sûr, de considérer Marie-Antoinette comme la pionnière du genre). Lady Duff-Gordon, mondaine britannique et créatrice de la maison Lucile, a survécu au naufrage du Titanic — mais des rumeurs ont rapidement circulé : elle aurait soudoyé l’équipage de son canot de sauvetage pour limiter le nombre de passagers secourus, assurant ainsi sa propre sécurité. Une fois arrivée à terre, un procès s’ouvre, captivant l’opinion publique.

A cette aune, les scandales actuels autour des influenceurs — comme la polémique de cet hiver visant l’influenceuse suédoise et fondatrice de Djerf Avenue, Matilda Djerf, accusée de mauvais traitements envers ses employés — paraissent presque anodins. Pourtant, cette affaire rappelle que les influenceurs ont toujours existé sous une forme ou une autre, et que leur rôle en tant que catalyseurs sociaux n’a rien de nouveau.
Aujourd’hui, alors que de plus en plus d’influenceurs ne se contentent plus de promouvoir des marques, mais les conçoivent eux-mêmes, l’industrie entre dans une zone de flou. Si, par le passé, le comportement d’une célébrité ou d’un mannequin pouvait faire capoter un contrat d’image, que se passe-t-il lorsque l’ambassadeur détient aussi les clés de la production ?

Dissocier le nom de l’influenceur de celui de sa marque
« Associer le nom d’une personne — qu’il s’agisse d’un influenceur ou d’un créateur — à une marque comporte toujours un risque : si sa réputation est entachée, c’est toute l’image de la marque qui peut en pâtir », explique Susan Scafidi, directrice académique du Fashion Law Institute de l’université Fordham. Si les influenceurs exploitent leur large audience pour bâtir leurs propres labels, cette audience repose souvent sur des bases fragiles. « C’est un château de sable : à tout moment, quelque chose peut survenir et faire que tout s’écroule. »
Pour limiter ce qu’on appelle dans le monde des affaires le « risque lié à une personne-clé », plusieurs stratégies permettent de pérenniser une marque portée par une personnalité. Certains investisseurs exigent par exemple une « clause morale », observe Scafidi : « Cela peut sembler désuet, voire digne du 19e siècle, mais il est bel et bien question de réputation. » Elle recommande systématiquement aux jeunes créateurs de dissocier au maximum leur vie personnelle de leur activité professionnelle — en évitant notamment d’utiliser leur propre nom pour la marque, ou en séparant clairement leurs comptes sur les réseaux sociaux.

« En même temps, on a besoin de suivre quelqu’un, une figure incarnée, plutôt qu’une entreprise impersonnelle. C’est tout le paradoxe du modèle, explique-t-elle. Un influenceur charismatique, capable de créer un lien sincère avec sa communauté, est un atout marketing redoutable. Mais il ne faut jamais perdre de vue qu’un être humain reste, par nature, faillible. »
C’est sans doute ce qui explique pourquoi certaines marques fondées par des personnalités influentes, comme Toteme (cofondée par Elin Kling) ou Anine Bing, choisissent de ne pas mettre leur fondatrice en avant dans leur communication — une stratégie initiée avec succès par Mary-Kate et Ashley Olsen chez The Row.
Lia Haberman, experte de l’économie des créateurs et autrice de la newsletter In Case You Missed It, cite Emma Chamberlain et sa marque de café comme exemple à suivre, à contre-courant de certains influenceurs plus égocentrés : « Elle cherche avant tout à construire un bon produit, et non à en faire une simple extension de sa personnalité ou de sa fanbase. Elle invite ses fans à découvrir Chamberlain Coffee, mais sans que la réussite de la marque repose uniquement sur sa personne. Elle ne s’expose pas à chaque lancement, sa présence est mesurée. Et je pense que c’est une stratégie intelligente. »
La mode, bouc émissaire favori
La frontière devient d’autant plus floue que la définition même du terme « influenceur » a largement évolué ces dernières années. Des créateurs comme Olympia Gayot ou Joseph Altuzarra rassemblent aujourd’hui des communautés massives sur les réseaux sociaux, tout comme certains journalistes ou stylistes longtemps cantonnés à des rôles plus discrets. Désormais sommés de concilier influence et création, ils se retrouvent exposés aux mêmes risques que les influenceurs traditionnels, avec tout ce que cela implique de pression et de vigilance.
Et puis, bien sûr, il y a le contexte économique (vous vous doutiez bien qu’on finirait par y venir). En période d’instabilité financière, observe Susan Scafidi, « La mode devient souvent un bouc émissaire, car elle est intimement liée à l’apparence et à l’individu. Contrairement à l’immobilier, ses excès sont visibles, exposés. Une villa ne défile pas sur Instagram, mais une influenceuse qui semble ne jamais porter deux fois la même tenue, oui. Et c’est précisément là que naît cette forme de ressentiment collectif. »
Cela dit, les boycott aussi dit dans le jargon « cancel cultures » ont aujourd’hui la vie courte. Comme le souligne Lia Haberman : « Il suffit souvent de tenir bon. À terme, tout le monde peut revenir sur le devant de la scène. »
Selon Lia Haberman, les prochaines années verront émerger les micro et nano-influenceurs, perçus comme plus authentiques et accessibles par le grand public. Les méga-influenceurs, eux, parviendront à surmonter les petites polémiques sans trop d’impact, « mais je pense que la classe moyenne des influenceurs va rencontrer des difficultés, non pas à cause d’un manquement personnel, mais en raison d’une perception ambivalente : ils ne sont ni tout à fait aspirants, ni vraiment accessibles », analyse-t-elle.
Un équilibre en somme délicat à trouver – demandez donc à Lady Duff-Gordon.
Autrice: Véronique Hyland
Cet article a été traduit en français et adapté pour la Suisse après avoir initialement été publié sur elle.com. Retrouvez tous les autres articles de cette édition sur le site web officiel.