Mardi, à Paris, le défilé de la prestigieuse Maison française a clôturé la première journée des collections dédiées à la saison estivale 2026 des messieurs. Parmi les 75 looks dévoilés par Pharrell Williams, un élément a attiré tous les regards : le sac à main. L’accessoire s’offrirait-il désormais sans complexe à tous les genres ? Pas si simple.
Il a monopolisé les looks de la collection masculine printemps-été 2026 de Louis Vuitton. Mardi 24 juin, cramponné aux poignets de plus de la moitié des mannequins, le sac à main s’est fait roi. Jusqu’au final du défilé, durant lequel le directeur artistique Pharrell Williams lui-même est apparu flanqué d’un mini-bag. C’est désormais acté : au Centre Pompidou de Paris, l’accessoire historiquement associé à la féminité est aussi devenu l’apanage des hommes.
L’Alma, le Speedy, l’On The Go, La Petite Malle… Tous les emblèmes de la maroquinerie féminine LV ont accompagné ce nouveau chapitre. Si Pharrell Williams en a fait une signature depuis sa nomination en poste en 2023, l’histoire n’a en revanche pas commencé avec lui. Le styliste prolonge en réalité un héritage amorcé par son prédécesseur, Virgil Abloh, brutalement emporté par un cancer rare deux ans plus tôt.
La main dans le sac de Virgil Abloh
Dès sa première collection en 2018, le créateur américain bouleverse en effet les codes du grand luxe. Il fait défiler des silhouettes masculines injectées d’esprits tantôt streetwear tantôt afrodescendant. Côté accessoires, les sacs iconiques traditionnellement féminins, comme le Speedy, ou le Keepall se voient réappropropriés par la gente masculine en versions transparentes, fluorescentes ou conçues dans des matières techniques. Des approches radicales saluées comme une libération, après la rigueur jugée trop sage de Kim Jones. Le Guardian soulignera à l’époque combien Michael Burke, alors PDG de Louis Vuitton, est frappé par la « créativité innée » et « l’approche disruptive » du Premier homme noir à diriger les collections de cette séculaire Maison.
Dans un entretien accordé à Vogue, peu avant sa disparition, l’outisder, tout autant à la tête de sa propre marque Off-White, déclarait vouloir agir « selon [ses] propres règles, [sa] propre logique » tout en affermant : « Je n’ai pas peur ». Une audace que son ami de longue date Pharrell Williams honore depuis, en lui donnant une forme nouvelle : là où Abloh posait un geste politique en convoquant la rue et la question de la représentation, Pharrell Williams emprunte une voie plus hédoniste, misant sur le luxe et l’ostentation comme vecteurs d’une normalisation douce. Il pense de fait ses sacs dans de l’or massif, du cuir grainé damier géant jusqu’à les entourer de brodérie perlée. A la grande joie du président-directeur général de Louis Vuitton Pietro Beccari, qui le félicitera dans les colonnes de Forbes : « La façon dont [Pharrell Williams] franchit les frontières entre les univers qu’il explore reflète pleinement le statut de Louis Vuitton en tant que bastion de la culture. »
La façon dont [Pharrell Williams] franchit les frontières entre les univers qu’il explore reflète pleinement le statut de Louis Vuitton en tant que bastion de la culture.
Un symbole lourd à porter
Déjà en 2019, l’ex-membre des N.E.R.D confiait à GQ porter depuis longtemps des pièces Chanel ou Céline – marques connues pour ne s’adresser qu’aux femmes : « Quand on s’écoute et qu’on est à l’aise avec qui l’on est, on porte ce qui nous va et ce qui nous semble juste. C’est tout. » Une philosophie avant-gardiste, « trop » peut-être interrogent nombre de détracteurs dans l’espace publique. Car si les podiums du luxe – de Fendi à Hermès, jusqu’à Gucci et Loewe – célèbrent comme Louis Vuitton le sac dans toute sa diversité, la rue, elle, tarde toujours à suivre.
J’ai beaucoup porté de Chanel et des tonnes de Céline… Quand on s’écoute et qu’on est à l’aise avec qui l’on est, on porte ce qui nous va et ce qui nous semble juste. C’est tout.
Loin du luxe où l’on encense les transgressions esthétiques, l’homme du quotidien reste contraint par des normes sociales implicites, où le sac à main stationne en symbole ambigu. Peu d’études ont mesuré cette réticence, mais une enquête parue en 2015 dans la revue Genre et environnement donne un aperçu parlant. Selon les observations du sociologue Cédric Calvignac, seuls 9 % des hommes portent un sac à main dans l’espace public. La majorité des autres privilégient des alternatives dites « utilitaires » – sacoches d’ordinateur, bananes, sacs à dos – où toute recherche de coquetterie est encore perçue comme suspecte, autrement dit « féminine ».

Le sac n’a pas toujours été genré. Autrefois, « durant deux siècles », il ne s’agissait que « d’une simple bourse pour quelques écus », rappelle une chronique des Echos. C’est durant l’entre deux-guerres que le sac à main devient « un prolongement des jupes et robes dépourvues de poches, alors que les femmes investissaient davantage l’espace public pour faire leurs courses », nous apprend dans son étude Cédric Calvignac. Il faudra attendre les années 1990, poursuit l’historienne Audrey Millet dans le magazine S-quive, pour que le sac refasse timidement surface au sein de la mode masculine, bien que rarement en dehors des communautés LGBTQIA+. Résultat : l’objet reste encore « trop glamour » pour les standards hétéronormés de l’époque. « Alors que dans les couples hétérosexuels, le sac de madame sert tout autant à monsieur, qui n’hésite pas à y vider ses poches encombrées », interpelle l’experte. Manière de dire que la problématique du sac à main aurait moins à voir avec un besoin pratique qu’avec une question de représentation : ce n’est pas l’utilité de l’objet qui dérange, mais bien ce qu’il symbolise.
Si l’on s’intéresse de façon restrictive à la répartition des seuls sacs à main, on relève une différence extrêmement marquée puisque 9 % des hommes se munissent de ce type de sacs quand 83,8 % des femmes le font.
Bientôt la fin du genre?
Reste qu’un basculement s’opère. Lentement et sûrement. Dans une société encore largement marquée par des normes de genre implicites, le fait que 9 % des hommes portent aujourd’hui un sac à main se présente comme un tournant. Moins par l’action directe des Maisons de luxe que sous l’impulsion d’intermédiaires plus incarnés, plus viraux : les figures pop. Habillées par les grands noms de la mode, de l’acteur Jacob Elordi au chanteur Harry Styles en passant par le rappeur A$AP Rocky, ces célébrités s’affirment en porte-voix d’une masculinité plurielle et affranchie.
Leur domaines respectifs leur permettent d’induire une influence sans précédent sur les réseaux sociaux et de démocratiser la fluidité : les hommes qui les suivent se filment, se photographient et se revendiquent plus facilement amateurs de maroquinerie de luxe à l’instar de leurs idoles.
@yanisserbout Réponse à @hugo ma collection de sacs #menfashion #menwithstyle #bagsformen ♬ Storytelling – Adriel
Pour Charles Gorra, fondateur de la plateforme de revente Rebag, ce basculement est autant culturel qu’économique. Dans Vogue, il note que « les hommes réalisent aussi que les sacs sont un bon investissement ». L’objet de style devient ainsi objet de valeur. Et dans cette révolution symbolique – que la jupe, elle, peine encore à mener à bien – il se pourrait que le sac à main, longtemps genré, finisse par devenir universel.