Depuis quand la jupe chez l’homme dérange?

11 septembre · Melissa N'Dila

Lundi, la tenue de Jules Kounde portée sur le chemin de son camp d’entraînement, à Clairefontaine, s’est pris les foudres des supporters de foot. Mais pourquoi un vêtement aussi simple provoque-t-il autant d’émoi? Plongée dans l’histoire, entre pragmatisme, préjugés et révolutions.

C’est un (énième) sujet qui divise la twittosphère. Au cœur du débat dernièrement, Jules Kounde. Lundi 2 septembre, le joueur de foot s’est rendu à Clairefontaine, lieu qui, depuis quelques années, s’avère être bien plus qu’un simple camp d’entraînement. En effet, le Centre national de football français est progressivement devenue une scène où s’expriment les styles de sportifs les plus audacieux, loin de leurs éternels maillots et autres crampons. Parmi les Bleus régulièrement scrutés, le défenseur de 25 ans, dont le sens atypique de la mode ne manque jamais d’attirer les regards. Et cette fois encore, il n’a pas failli à sa réputation.

Vêtu d’une création signée Simone Rocha, Jules Kounde a arboré des lunettes de soleil noires, un débardeur marron subtilement déchiré jouant sur les couleurs du drapeau français, des bottines en cuir aux lacets défaits et des chaussettes crème. Mais c’est un élément en particulier qui a capté l’attention du public: sa jupe noire. Alors que pour l’élite de la mode, aucun doute: le joueur du FC Barcelone est « une icône du style », nombre d’internautes n’ont, eux, pas semblé aussi convaincus. Dès la diffusion des clichés qui ont traversé le monde en quelques heures, les réactions acerbes ont déferlé.

Entre misogynie, blagues douteuses et insultes homophobes, les critiques à l’encontre de ce choix vestimentaire ont fusé. Face à ses détracteurs, Jules Kounde, qui avait déjà suscité la colère des plus conformistes quelques mois plus tôt à cause du seul port de ses santiags, a tenu à réagir dans les colonnes du GQ: « Quand on est différent, on s’habille un peu différemment. Quand cela sort du cadre, les gens aiment bien critiquer. Mais c’est important pour moi de dire que le principal est de bien se sentir dans ses habits ».

Jules Kounde n’est pas le premier homme à être la cible de critiques après avoir choisi de porter un vêtement présumé dédié au genre féminin. Avant lui, Harry Styles, Brad Pitt, Kanye West, A$AP Rocky, Kurt Cobain et même Vin Diesel ont subi des remous de la même trame. Comme l’apprend à ELLE la chercheuse et docteure en histoire de l’habillement Audrey Millet, la jupe porte une symbolique complexe chargée d’histoire.

Outil fonctionnel

« La jupe est le vêtement le plus simple du monde, c’est pour cela qu’il a habillé les femmes et les hommes dès l’Antiquité. » Selon l’experte, dès l’an 3000 avant J.-C., ce vêtement était porté par tous, loin des distinctions de genre qui régissent la société d’aujourd’hui. Sa qualité principale étant sa praticité: « C’est un tissu qui permettait de couvrir les parties intimes sans avoir besoin d’être cousu au préalable », explique l’experte française. Sans soufflets ni détails complexes, à l’époque, on reconnaît en effet en la jupe sa résistance aux mouvements brusques, le fait que ce soit un parfait antidote contre la chaleur, mais surtout le temps et le budget moindres nécessaires pour la confectionner. La jupe devient un incontournable du vestiaire durant de longs siècles.

Plus particulièrement au Moyen-Âge. Selon le El Pais, à cette époque, femmes et hommes portent plus que jamais des vêtements qui prennent la forme d’une jupe (bliaud, cotte, chainse,…). La version masculine se veut même parfois plus courte que celle réservée à la gent féminine: « Au Moyen-Âge, les hommes des classes supérieures ne se privent pas de tenues, arborant paillettes, talons hauts, bijoux, nœuds, dentelles et perruques », précise le média culturel espagnol. Mais un tournant décisif apparaît à partir du 16e siècle, annonce Audrey Millet.

Naissance du mâle alpha

Comme l’observe l’autrice du Livre noir de la mode (2021) et de L’odyssée d’Abdoul (2024), le 16e siècle marque la grande époque guerrière et provoque l’avènement d’une nouvelle vision de la masculinité: celle de l’homme au combat: « Désormais, l’identité masculine se façonne sur le champ de bataille, et cela se reflète sur l’apparence. La force physique, le courage, la capacité à assurer une descendance pour perpétuer son pouvoir… C’est la naissance du mâle alpha ». L’habit de l’homme abandonne alors la jupe pour des vêtements qui accentuent ce qu’on juge être la virilité: des pourpoints aux épaules exagérément rembourrées, donnant l’impression d’une musculature forgée par des entraînements intenses, et des pantalons moulants agrémentés d’opulentes coquilles visant à souligner les attributs sexuels.

Aujourd’hui, ce qui est menacé socialement lorsqu’un homme porte une jupe, c’est sa capacité à se reproduire et à se battre. Or, réduire cela à un vêtement est une grave simplification.

Audrey Millet, historienne de la mode

Encouragée par l’Église, rappelle de son côté Imperium Publication, l’identité masculine se construit en opposition à la sphère domestique, qui elle, est reléguée aux femmes. Ces dernières se voient cantonnées à la jupe, vêtement qui ne met pas en valeur – mais dissimule – les parties intimes. C’est le synonyme de la pureté et, dans une certaine mesure, de la faiblesse. Impossible alors pour les hommes de s’y remettre. Nous sommes dans les années 1930, et la « Grande renonciation masculine » définie par le psychanalyste anglais John Carl Flügel se fait jour. C’était sans compter l’arrivée de la Haute couture moderne.

Symbôle de contre-culture

A la fin du 20e siècle, la conception traditionnelle de la masculinité vacille sous l’influence grandissante de la mode de luxe. Plus particulièrement grâce à des créateurs disruptifs tels que Vivienne Westwood, Raf Simons ou encore Alexander McQueen, qui façonnent une nouvelle ère: celle où l’homme, aussi viril soit-il, peut porter une jupe. En France, c’est Jean-Paul Gaultier qui orchestre cette révolution vestimentaire, avec ses défilés des années 1980 et 1990 où kilts, jupes et jupes-culottes défilent fièrement pour habiller la gente masculine.

Défilé de Jean Paul Gaultier en 1985, première collection à introduire la jupe pour les hommes dans la mode française.

Sauf que 30 ans plus tard, la jupe pour homme ne demeure pas moins qu’un symbole de contre-culture et peine à s’imposer dans la routine vestimentaire du grand public. D’autant que si elle est applaudie pour son audace avant-gardiste dans les domaines artistiques comme la musique ou le cinéma, un secteur persiste à la rejeter fermement: le sport, et plus particulièrement le football. « La culture hyper-masculine [de ce sport] est renforcée par les attentes des supporters, des dirigeants et des sponsors, lesquels associent ce milieu à un univers d’hommes ‘durs’ et ‘forts' », explique le sociologue américain Eric Anderson dans son ouvrage In The Game: Gay Athletes And The Cult Of Masculinity (2005). Il poursuit: « Toute expression perçue comme féminine ou non conforme aux normes traditionnelles de genre est souvent rejetée, moquée ou stigmatisée […] Cela crée une immense pression sur les joueurs qui doivent se conformer à ces attentes. »

Paradoxe de la longueur

Pression à laquelle des athlètes comme Jules Kounde choisissent néanmoins de plus en plus de résister. Avant l’athlète français, d’autres célébrités sportives ont porté le même combat, outre-atlantique: à commencer par l’ancien ailier des Bulls Dennis Rodman, qui portait déjà des robes et autres vêtements féminins dans les années 1990. Il inspire alors d’autres joueurs de la NBA tels que Russell Westbrook, connu pour ses choix vestimentaires audacieux « masculin-féminin ». Le monde de la Formule 1 a également son pendant de révolutionnaires avec en tête de liste Lewis Hamilton. Le multiple champion du monde, fervent défenseur de l’inclusivité dans la mode a notamment été aperçu en jupe au MET Gala en 2021, tout en exprimant à plusieurs reprises « ne pas croire » aux distinctions strictes entre la mode masculine et féminine.

En dépit des critiques que ces outsiders affrontent, leur audace à défier les conventions demeure saluée par quelques autres observateurs reconnaissant leur courage à bousculer les normes établies. Reste que certaines frontières semblent toujours infranchissables: si les hommes les plus progressistes acceptent de porter des vêtements dits féminins, la longueur, elle, brille rarement au-dessus du genou. Un paradoxe quand on pense que le short masculin a remporté cette bataille il y a bien des années. A quand le tour du vêtement le plus simple et fonctionnel du monde?

Tags : histoire · homme · Sport

Lundi, la tenue de Jules Kounde portée sur le chemin de son camp d’entraînement, à Clairefontaine, s’est pris les foudres des supporters de foot. Mais pourquoi un vêtement aussi simple provoque-t-il autant d’émoi? Plongée dans l’histoire, entre pragmatisme, préjugés et révolutions.

C’est un (énième) sujet qui divise la twittosphère. Au cœur du débat dernièrement, Jules Kounde. Lundi 2 septembre, le joueur de foot s’est rendu à Clairefontaine, lieu qui, depuis quelques années, s’avère être bien plus qu’un simple camp d’entraînement. En effet, le Centre national de football français est progressivement devenue une scène où s’expriment les styles de sportifs les plus audacieux, loin de leurs éternels maillots et autres crampons. Parmi les Bleus régulièrement scrutés, le défenseur de 25 ans, dont le sens atypique de la mode ne manque jamais d’attirer les regards. Et cette fois encore, il n’a pas failli à sa réputation.

Vêtu d’une création signée Simone Rocha, Jules Kounde a arboré des lunettes de soleil noires, un débardeur marron subtilement déchiré jouant sur les couleurs du drapeau français, des bottines en cuir aux lacets défaits et des chaussettes crème. Mais c’est un élément en particulier qui a capté l’attention du public: sa jupe noire. Alors que pour l’élite de la mode, aucun doute: le joueur du FC Barcelone est « une icône du style », nombre d’internautes n’ont, eux, pas semblé aussi convaincus. Dès la diffusion des clichés qui ont traversé le monde en quelques heures, les réactions acerbes ont déferlé.

Entre misogynie, blagues douteuses et insultes homophobes, les critiques à l’encontre de ce choix vestimentaire ont fusé. Face à ses détracteurs, Jules Kounde, qui avait déjà suscité la colère des plus conformistes quelques mois plus tôt à cause du seul port de ses santiags, a tenu à réagir dans les colonnes du GQ: « Quand on est différent, on s’habille un peu différemment. Quand cela sort du cadre, les gens aiment bien critiquer. Mais c’est important pour moi de dire que le principal est de bien se sentir dans ses habits ».

Jules Kounde n’est pas le premier homme à être la cible de critiques après avoir choisi de porter un vêtement présumé dédié au genre féminin. Avant lui, Harry Styles, Brad Pitt, Kanye West, A$AP Rocky, Kurt Cobain et même Vin Diesel ont subi des remous de la même trame. Comme l’apprend à ELLE la chercheuse et docteure en histoire de l’habillement Audrey Millet, la jupe porte une symbolique complexe chargée d’histoire.

Outil fonctionnel

« La jupe est le vêtement le plus simple du monde, c’est pour cela qu’il a habillé les femmes et les hommes dès l’Antiquité. » Selon l’experte, dès l’an 3000 avant J.-C., ce vêtement était porté par tous, loin des distinctions de genre qui régissent la société d’aujourd’hui. Sa qualité principale étant sa praticité: « C’est un tissu qui permettait de couvrir les parties intimes sans avoir besoin d’être cousu au préalable », explique l’experte française. Sans soufflets ni détails complexes, à l’époque, on reconnaît en effet en la jupe sa résistance aux mouvements brusques, le fait que ce soit un parfait antidote contre la chaleur, mais surtout le temps et le budget moindres nécessaires pour la confectionner. La jupe devient un incontournable du vestiaire durant de longs siècles.

Plus particulièrement au Moyen-Âge. Selon le El Pais, à cette époque, femmes et hommes portent plus que jamais des vêtements qui prennent la forme d’une jupe (bliaud, cotte, chainse,…). La version masculine se veut même parfois plus courte que celle réservée à la gent féminine: « Au Moyen-Âge, les hommes des classes supérieures ne se privent pas de tenues, arborant paillettes, talons hauts, bijoux, nœuds, dentelles et perruques », précise le média culturel espagnol. Mais un tournant décisif apparaît à partir du 16e siècle, annonce Audrey Millet.

Naissance du mâle alpha

Comme l’observe l’autrice du Livre noir de la mode (2021) et de L’odyssée d’Abdoul (2024), le 16e siècle marque la grande époque guerrière et provoque l’avènement d’une nouvelle vision de la masculinité: celle de l’homme au combat: « Désormais, l’identité masculine se façonne sur le champ de bataille, et cela se reflète sur l’apparence. La force physique, le courage, la capacité à assurer une descendance pour perpétuer son pouvoir… C’est la naissance du mâle alpha ». L’habit de l’homme abandonne alors la jupe pour des vêtements qui accentuent ce qu’on juge être la virilité: des pourpoints aux épaules exagérément rembourrées, donnant l’impression d’une musculature forgée par des entraînements intenses, et des pantalons moulants agrémentés d’opulentes coquilles visant à souligner les attributs sexuels.

Aujourd’hui, ce qui est menacé socialement lorsqu’un homme porte une jupe, c’est sa capacité à se reproduire et à se battre. Or, réduire cela à un vêtement est une grave simplification.

Audrey Millet, historienne de la mode

Encouragée par l’Église, rappelle de son côté Imperium Publication, l’identité masculine se construit en opposition à la sphère domestique, qui elle, est reléguée aux femmes. Ces dernières se voient cantonnées à la jupe, vêtement qui ne met pas en valeur – mais dissimule – les parties intimes. C’est le synonyme de la pureté et, dans une certaine mesure, de la faiblesse. Impossible alors pour les hommes de s’y remettre. Nous sommes dans les années 1930, et la « Grande renonciation masculine » définie par le psychanalyste anglais John Carl Flügel se fait jour. C’était sans compter l’arrivée de la Haute couture moderne.

Symbôle de contre-culture

A la fin du 20e siècle, la conception traditionnelle de la masculinité vacille sous l’influence grandissante de la mode de luxe. Plus particulièrement grâce à des créateurs disruptifs tels que Vivienne Westwood, Raf Simons ou encore Alexander McQueen, qui façonnent une nouvelle ère: celle où l’homme, aussi viril soit-il, peut porter une jupe. En France, c’est Jean-Paul Gaultier qui orchestre cette révolution vestimentaire, avec ses défilés des années 1980 et 1990 où kilts, jupes et jupes-culottes défilent fièrement pour habiller la gente masculine.

Défilé de Jean Paul Gaultier en 1985, première collection à introduire la jupe pour les hommes dans la mode française.

Sauf que 30 ans plus tard, la jupe pour homme ne demeure pas moins qu’un symbole de contre-culture et peine à s’imposer dans la routine vestimentaire du grand public. D’autant que si elle est applaudie pour son audace avant-gardiste dans les domaines artistiques comme la musique ou le cinéma, un secteur persiste à la rejeter fermement: le sport, et plus particulièrement le football. « La culture hyper-masculine [de ce sport] est renforcée par les attentes des supporters, des dirigeants et des sponsors, lesquels associent ce milieu à un univers d’hommes ‘durs’ et ‘forts' », explique le sociologue américain Eric Anderson dans son ouvrage In The Game: Gay Athletes And The Cult Of Masculinity (2005). Il poursuit: « Toute expression perçue comme féminine ou non conforme aux normes traditionnelles de genre est souvent rejetée, moquée ou stigmatisée […] Cela crée une immense pression sur les joueurs qui doivent se conformer à ces attentes. »

Paradoxe de la longueur

Pression à laquelle des athlètes comme Jules Kounde choisissent néanmoins de plus en plus de résister. Avant l’athlète français, d’autres célébrités sportives ont porté le même combat, outre-atlantique: à commencer par l’ancien ailier des Bulls Dennis Rodman, qui portait déjà des robes et autres vêtements féminins dans les années 1990. Il inspire alors d’autres joueurs de la NBA tels que Russell Westbrook, connu pour ses choix vestimentaires audacieux « masculin-féminin ». Le monde de la Formule 1 a également son pendant de révolutionnaires avec en tête de liste Lewis Hamilton. Le multiple champion du monde, fervent défenseur de l’inclusivité dans la mode a notamment été aperçu en jupe au MET Gala en 2021, tout en exprimant à plusieurs reprises « ne pas croire » aux distinctions strictes entre la mode masculine et féminine.

En dépit des critiques que ces outsiders affrontent, leur audace à défier les conventions demeure saluée par quelques autres observateurs reconnaissant leur courage à bousculer les normes établies. Reste que certaines frontières semblent toujours infranchissables: si les hommes les plus progressistes acceptent de porter des vêtements dits féminins, la longueur, elle, brille rarement au-dessus du genou. Un paradoxe quand on pense que le short masculin a remporté cette bataille il y a bien des années. A quand le tour du vêtement le plus simple et fonctionnel du monde?

Tags : histoire · homme · Sport