C’est une page qui se tourne dans l’histoire de la mode. Après 37 ans à la tête de Vogue US, Anna Wintour a annoncé jeudi se retirer de ses fonctions de rédactrice en chef. Un départ qui, loin d’être une sortie définitive, marque plutôt une transformation dans un règne devenu légendaire. Et pour l’industrie, peut-être aussi une aubaine. Opinion en trois points.

Une place enfin faite à la nouvelle génération

Nous sommes en 1988 lorsqu’Anna Wintour, 38 ans, devient rédactrice en chef de l’édition américaine de Vogue. 37 ans plus tard, celle qui a marqué l’histoire en révolutionnant l’importance des magazines de mode dans la culture, la société et la politique décide de faire ses adieux. Si Anna Wintour quitte son poste, elle ne quitte cependant pas la maison. Jeudi 26 juin, la journaliste a annoncé garder la main sur l’univers Vogue à l’échelle internationale en tant que Directrice éditorial globale de la marque et Directrice des contenus de Condé Nast, éditeur. A 75 ans, Anna Wintour le reconnait elle-même : l’heure est à la transmission : « Ma plus grande joie est d’aider la prochaine génération de journalistes passionnés à conquérir le terrain avec leurs propres idées », a-t-elle déclaré devant ses équipes, selon Vulture.

Et qui mieux qu’elle pour passer le flambeau ? « La renommée de Wintour ne repose pas seulement sur son ego, mais aussi sur son immense contribution à la mode », encense, à juste titre, Le Guardian. Sauf que depuis plus de trois décennies, Anna Wintour ne dirigeait pas simplement un magazine, elle incarnait une institution à elle seule, devenant presque une monarque dans le royaume le plus luxueux de la culture. Son retrait partiel ouvre donc une brèche vers un renouvellement bienvenu. Selon Vulture, il pourrait même amorcer une « gouvernance plus collaborative ». C’est en tout cas ce que peut espérer de mieux une industrie de la mode de plus en plus sommée de faire preuve de transparence, à l’heure où elle est régulièrement pointée du doigt pour son impact écologique et ses pratiques sociales contestées. Et Anna Wintour, depuis le hublot de ses presque 40 ans de règne, n’a que tardivement tenté d’y amorcer un basculement. Aucune information, pour l’instant, n’a été communiquée sur l’identité de celle ou celui qui la succédera.

Un espoir de véritable diversité

Au lendemain de l’annonce, sur LinkedIn, l’expert de la mode Eric Briones n’a pas mâché ses mots : « L’entre-soi ne suffit plus. Les consommateurs attendent diversité [et] nouvelles voix ». Le directeur général du Journal du Luxe cible un angle sensible : pendant des années, la diversité a cruellement manqué dans les pages de Vogue. Anna Wintour en avait elle-même fait l’aveu au moment du mouvement Black Lives Matter, en 2020 : « Je veux dire très clairement que je sais que Vogue n’a pas trouvé assez de moyens pour valoriser et donner de la place aux journalistes, aux écrivains, aux photographes et aux designers noirs. Et j’en prends l’entière responsabilité », rapportait alors le New York Times. Mais ce n’est pas qu’une question de couleur de peau.

Les standards de beauté imposés par Vogue ont longtemps exclu les corps hors-norme. Il faudra attendre 2017 pour voir le premier mannequin grande taille, Ashley Graham, en couverture, comme le saluait alors à l’époque WWD. Depuis, quelques autres représentantes du body-positivisme de Paloma Elsesser à Lizzo sont venues bousculer la ligne. Mais l’essentiel du message est resté figé : minceur et beauté lissée comme modèle universel, diversité en vitrine plus qu’en profondeur. Le départ d’Anna Wintour peut permettre une réorientation. Un changement de direction qui, enfin, corrigerait ces déséquilibres structurels et élargirait les représentations de la beauté, du pouvoir et de l’identité. Eric Briones y voit aussi l’opportunité d’un retour à un journalisme de fond, plus que jamais dans les pages mode : « Sous Wintour, Vogue est devenu une cour où la critique du luxe n’existait plus. Entre dépendance publicitaire et autocensure, le secteur s’est isolé, sourd à la « luxe fatigue » qui mine aujourd’hui sa crédibilité.  »

La fin d’un élitisme démodé

Surnommée « Nuclear Wintour » (comprenez, « Win-tour nucléaire »), la rédactrice en chef a bâti sa légende sur une image faite d’élégance glaciale et de rigueur militaire. Lunettes noires, coupe au carré impeccable, silence pesant en cas de retard ou d’erreur : tout dans son attitude imposait la crainte autant que le respect. Une culture de l’intimidation entretenue au sein des rédactions, comme le rapportait The Guardian, et immortalisée dans la pop culture par le film Le Diable s’habille en Prada (2006). Une facette qu’Anna Wintour n’a jamais tout à fait reconnue, comme encore en mai dernier dans les pages de Pages Six, malgré les témoignages répétés, sur deux décennies.

S’il a contribué à maintenir Vogue au sommet, ce style de gouvernance a aussi figé le magazine dans une posture élitiste, éloignée des attentes actuelles en matière de transparence, d’empathie et d’humilité. Aujourd’hui, son départ symbolise peut-être la fin d’une ère où la qualité d’une presse de mode rime avec distance. Il laisse espérer l’émergence d’un leadership plus ancré dans le réel, où le pouvoir n’a plus besoin de s’habiller de crainte pour se faire entendre.

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