Ce livre dévoile comment Virgil Abloh a fait sauté les barrières de la mode de luxe

Robin Givhan évoque chez ELLE son nouvel ouvrage Make It Ours ainsi que l’héritage en constante évolution du regretté créateur.

Lorsque Robin Givhan s’est lancée dans l’écriture de Make It Ours: Crashing the Gates of Culture with Virgil Abloh (2025), son nouveau livre sur le regretté designer, elle ne voulait pas emprunter la voie biographique traditionnelle, celle du « Il est né un beau jour d’automne ». En tant que critique senior au Washington Post et lauréate du prix Pulitzer, elle avait à cœur de raconter la rencontre entre un homme et un moment précis — une période de bouleversements dans l’industrie de la mode, et une personnalité singulièrement prête à saisir cette opportunité.

Virgil Abloh est décédé en 2021 à seulement 41 ans, laissant derrière lui un héritage complexe. Sa carrière dans la mode a duré moins d’une décennie, mais a été d’une intensité incroyable. Pour encadrer l’histoire de Virgil Abloh, Robin Givhan la met en perspective avec d’autres designers noirs — Edward Buchanan et Ozwald Boateng, qui l’ont précédé dans l’industrie, et Pharrell Williams, qui lui a succédé chez Louis Vuitton pour la mode masculine — afin de situer le design dans le contexte et l’époque où il est apparu. « Je savais que lorsque [Louis Vuitton] a annoncé Pharrell comme prochain designer, ce serait la conclusion, » explique-t-elle. « D’une certaine façon, je connaissais déjà la fin avant même de commencer. »

Une proximité avec la clientèle

Avant l’arrivée de Virgil Abloh, le monde très fermé du luxe avait commencé à entrouvrir ses portes pour attirer une clientèle plus jeune et plus diverse. Il a, selon elle, « profité du fait que la mode s’était énormément digitalisée, non seulement avec la diffusion en streaming des défilés, mais aussi parce que le numérique permettait aux designers, s’ils le souhaitaient, d’entrer directement en contact avec leurs clients. Virgil a porté cela à un niveau supérieur, non seulement en exposant ses créations, en réalisant des vidéos pour s’adresser aux clients, mais en s’engageant vraiment avec eux — parfois en les recrutant. Il a aussi bénéficié du fait que les consommateurs avaient trouvé un moyen de répondre à l’industrie, de manière forte et collective. »

[Virgil Abloh] ne voulait pas renverser les tables dans la salle de réunion. Il voulait pouvoir s’asseoir à la tête de la table.

Robin Givhan, autrice de Make It Ours: Crashing the Gates of Culture with Virgil Abloh (2025)

Une mode masculine en attente de révolution

Un autre facteur est ce qu’elle appelle « la culture changeante autour du prêt-à-porter masculin… Je ne pense pas que si [Virgil Abloh] avait principalement conçu des vêtements pour femmes, il aurait été invité à prendre les rênes de Dior Femme, mais le prêt-à-porter masculin était un tout autre vecteur ». La culture des sneakers, encore largement dominée par des collectionneurs masculins, a permis à ce styliste d’accéder au statut de superstar malgré le fait qu’il ne remplissait pas certains critères traditionnels, comme avoir fait une école de mode ou bénéficier du soutien initial d’une grande maison.

L’un des passages les plus éclairants du livre de Robin Givhan s’attarde sur la manière dont on continue à minimiser l’intérêt des femmes pour la mode, tout en valorisant celui des hommes. « Vous savez parfois, quand vous écrivez, et que vous vous surprenez en réalisant à quel point certains mots, toujours associés à un sujet précis, sont chargés de sens ? Et comment ils accordent aux gens une sorte de dignité et de pouvoir que d’autres mots n’offrent pas ?, explique l’autrice. Je pensais aux conversations que les hommes avaient autour des sneakers, en particulier, et à la façon dont ils sont qualifiés de hype. Ils sont en chasse, à l’attaque, mais on ne les traite pas de victimes de la mode. »

Il va presque sans dire que Virgil Abloh a également profité du boost des célébrités des années 2010. En tant que collaborateur proche de Kanye West et directeur créatif de son agence Donda, il est devenu une célébrité à part entière, utilisant ses amis célèbres pour attirer l’attention sur ses projets, anticipant ainsi l’ascension de personnalités comme Pharrell Williams à la tête de grandes maisons de luxe.

La démystification du luxe

Bien qu’il soit devenu un insider ultime, Virgil Abloh a conservé les attributs d’un outsider à plusieurs égards : il était un homme noir dans une industrie majoritairement blanche, un habitant du Midwest américain au cœur des capitales de la mode que sont Paris et New York, et un designer autodidacte qui appliquait aux créations mode la même technique de sampling qu’il utilisait en tant que DJ. Il se voyait aussi comme un perturbateur, s’inspirant autant de figures comme Steve Jobs que de designers de mode.

Alors que la mode a longtemps prospéré grâce à l’exclusion, Virgil Abloh voulait ouvrir le cercle à davantage de personnes — et pas seulement ses clients. Lorsqu’il a présenté sa première collection pour la ligne homme de Louis Vuitton à Paris, il a invité 3000 étudiants en mode à assister au défilé. « C’était quelqu’un qui levait le voile du secret, pour ainsi dire. Il partageait volontiers des prototypes de sneakers pendant ses discours. Il lançait même une sneaker dans le public pour que les gens puissent la voir de près. Il racontait l’histoire derrière la création et le processus de design sur son Instagram. La mode peut être tellement opaque que simplement y apporter un peu de lumière et la démystifier est incroyablement utile », explique Robin Givhan.

[Virgil Abloh] racontait l’histoire derrière la création et le processus de design sur son Instagram. La mode peut être tellement opaque que simplement y apporter un peu de lumière et la démystifier est incroyablement utile.

Robin Givhan, autrice de Make It Ours: Crashing the Gates of Culture with Virgil Abloh (2025)

Bien sûr, sa démocratisation de la mode n’était pas totale : il a positionné Off-White comme une marque de luxe, avec des prix en conséquence. Mais même si ses pièces n’étaient pas à la portée de tous, « je soutiendrais que Virgil Ablog a rendu la mode plus accessible parce qu’il reconnaissait l’immensité du rêve et disait : « Ton rêve est légitime. Entre. »

Le respect de ses pairs

Robin Givhan souligne aussi combien l’expérience de Virgil Abloh en tant qu’enfant d’immigrés ghanéens aux Etats-Unis a façonné l’approche de sa carrière. Ses parents mettaient l’accent sur ce qu’elle appelle les « couches protectrices » de l’éducation, qu’ils estimaient indispensables pour garantir un avenir dans leur nouveau pays d’accueil. Ainsi, Virgil Abloh a d’abord obtenu un diplôme de génie civil puis un master en architecture bien avant que son nom ne soit jamais évoqué dans les cercles de la mode. « Si on regarde juste la trajectoire en surface, on a l’impression qu’il est passé de 0 à 100 presque du jour au lendemain, et sa progression a été extrêmement rapide, note l’autrice. Mais il y a eu en réalité beaucoup d’étapes progressives tout au long du chemin. »

Son identité de seconde génération est, selon elle, « la clé pour mieux comprendre son tempérament, son ambition, le sens du devoir qu’il exprimait dans son choix d’étudier l’ingénierie, ainsi que ce sentiment d’urgence qu’il avait vis-à-vis de la réussite. » Cela explique aussi que Virgil Abloh, bien que faisant partie de la génération X, réputée pour son aversion à la compromission, ait eu une posture plus respectueuse et mesurée que beaucoup de ses pairs. Son goût pour la disruption avait ses limites : « Il ne voulait pas renverser les tables dans les réunions de direction. Il voulait pouvoir s’asseoir à la tête de la table. »

La même ouverture d’esprit que Virgil Abloh cultivait avec ses fans et ses abonnés s’est néanmoins retournée contre lui lors de la prise de conscience raciale de 2020. « On a commencé à percevoir une certaine tension entre cette attitude et une partie de ses fans après le meurtre de George Floyd, explique-t-elle. Il a été critiqué pour ce qu’on a perçu comme un manque de réaction à la hauteur de l’événement. Son positionnement centriste a été remis en question, et il a dû composer avec cela en temps réel. »

Aujourd’hui encore, l’héritage de Virgil Abloh est en pleine construction, ce qui rend son portrait à la fois fascinant et complexe à écrire. « Je me demande vraiment où il en serait dans un moment comme celui-ci. Dirait-il encore ‘Je ne suis pas un rebelle, je ne suis pas un fauteur de troubles’ ? Et si oui, comment cela serait-il reçu par ses admirateurs ? » confie Givhan. « Ce qui me rend triste, c’est qu’on ne peut pas assister à cette évolution. Pour beaucoup de personnes qui ont laissé une grande empreinte et qui sont parties trop tôt, il y a, je crois, un effet de loupe : on magnifie leurs accomplissements en les comparant à tout ce qu’elles auraient pu accomplir. »

Autrice : Véronique Hyland
Cet article a été traduit et adapté pour la Suisse après avoir initialement été publié sur elle.com. Retrouvez tous les autres articles de cette édition sur le site web officiel.

Tags : Luxe · designer · hommes
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