Avec « Lux », Rosalía signe un album que personne ne peut égaler

Deux rédacteurs de ELLE — dont l’une est une ancienne étudiante en chant lyrique — décryptent le nouvel opus de Rosalía, dévoilé au grand public ce vendredi. Voici pourquoi il pourrait bien s’imposer comme le meilleur album de 2025.
Ce vendredi 7 novembre, Rosalía dévoile enfin Lux (2025), son tout nouvel album très attendu. La pochette, révélée il y a peu, en donnait déjà un aperçu fort : la chanteuse, vêtue de blanc, le visage partiellement couvert d’un voile évoquant celui d’une nonne, s’enlaçant sous un halo de lumière dorée. Une image qui laissait présager un disque empreint de spiritualité ou de mysticisme — et, dans une certaine mesure, c’est bien le cas. Sauf que rien ne pouvait préparer à l’ampleur de ce projet. Inspiré par la musique orchestrale classique et l’opéra, tout en intégrant des influences pop, électroniques, hip-hop et bien plus encore, Lux est grandiose, audacieux et plein de prises de risque (il est d’ailleurs chanté en treize langues !). Et, surtout, il est purement Rosalía.

Avec Lux, l’artiste espagnole signe la suite de Motomami (2022), un album explosif aux sonorités caribéennes et reggaeton, lui-même précédé de El Mal Querer (2018), son opus qui l’avait propulsée sur la scène internationale grâce à sa réinterprétation moderne du flamenco. Pour Lux, Rosalía a passé trois ans à écrire dans différentes langues (en vérifiant chaque prononciation avec ses professeurs), à lire des essais féministes et des biographies, et à enregistrer des arrangements avec le London Symphony Orchestra. Le résultat : un album qui explore le féminin sacré, la liberté et la sainteté dans une approche résolument avant-gardiste.
Premières impressions
Samuel Maude, responsable de la stratégie de contenu :
Vous savez, il y a ces albums que l’on écoute pour la première fois et dont on se dit : « Je me souviendrai toujours d’où j’étais quand je l’ai découvert. » Eh bien, Lux fait partie de ceux-là pour moi. Peut-être parce que j’étais cloué au lit avec la grippe, mais cet album m’a littéralement soufflé. Il n’existe rien d’autre, aujourd’hui, qui sonne comme ça.
Je plaisante souvent en disant : « Si j’étais une pop star, c’est exactement ce que je ferais. » Avec mon bagage en musique classique et en opéra, j’ai toujours rêvé de réunir ces deux univers — la pop et le classique. Et je suis ravi que Rosalía ait trouvé comment le faire. Cet album semble taillé sur mesure pour moi. Honnêtement, je pense que c’est le meilleur disque de l’année, et déjà l’un de mes préférés de tous les temps.
Erica Gonzales, rédactrice en chef adjointe, culture :
C’est presque intimidant d’entrer dans cette discussion, tant Lux est vaste et ambitieux — dans ses sonorités, ses intentions, ses paroles, ses références littéraires et classiques. Mais puisque Samuel parlait du souvenir de la première écoute, je me rappelle avoir vécu ça avec El Mal Querer, en 2018. J’étais dans mon appartement, j’ai lancé « Malamente » et je me suis dit : « Mon Dieu, je n’ai jamais rien entendu de tel. Il m’en faut plus. »
Rosalía a une formation classique et a étudié le flamenco. Déjà à l’époque, elle fusionnait ces mondes dans une approche moderne du genre. Lux, c’est ça, mais multiplié par 100 : inattendu, unique, et profondément sien.
Est-ce encore de la pop ?
Erica Gonzales :
J’ai réécouté l’interview de Rosalía dans le « Popcast » du New York Times, où elle affirme pleinement que sa musique est de la pop. Et je trouve ça essentiel, parce que, toi comme moi, on écoute de la nouvelle musique tous les jours pour notre travail — et la plupart du temps, c’est de la pop. Puis arrive une artiste comme elle, et elle te montre : voilà ce que la pop peut être, en réalité. Elle peut ressembler à ça.
Samuel Maude :
En écoutant les morceaux, je me suis dit : « Ces titres pourraient passer à la radio. »
Erica Gonzales :
J’aimerais bien t’y voir, en train de mettre « Berghain » sur Z100 !
Samuel Maude :
Vas-y, je t’en défie ! Mais en vrai, les gens écoutent déjà ce genre de musique en marchant dans les rues de New York ou coincés dans les bouchons à L.A. C’est ça, aujourd’hui, la pop. On devrait viser plus haut qu’un simple hit calibré pour les radios.
Erica Gonzales :
Exactement. Dans cette même interview, elle disait : « Je sais que je demande beaucoup à mon public : je chante du classique, dans treize langues différentes. » Elle explique que l’album doit être écouté dans son intégralité, du début à la fin. À une époque où tout est optimisé pour des extraits TikTok et le succès viral immédiat, c’est audacieux — mais il y a un public pour ça, une vraie attente. Rosalía ne prend pas ses auditeurs pour des idiots ; elle fait confiance à leur intelligence et sait qu’ils peuvent la suivre là où elle va.
Samuel Maude :
Absolument. J’ai vu énormément d’éloges pour « Berghain », donc j’espère que le reste de l’album aura le même impact. J’aurais adoré être dans le studio pendant ces sessions, ou même dans la salle avec le London Symphony Orchestra. J’aimerais voir leurs partitions, comprendre ce que le chef d’orchestre leur a fait jouer. En fait, j’aimerais vivre dans l’univers de Rosalía, parce que ce qu’elle a créé ici, c’est du jamais entendu.
À une époque où tout est optimisé pour des extraits TikTok et le succès viral immédiat, c’est audacieux — mais il y a un public pour ça, une vraie attente. Rosalía ne prend pas ses auditeurs pour des idiots ; elle fait confiance à leur intelligence et sait qu’ils peuvent la suivre là où elle va.
« Mio Cristo » et les influences classiques
Samuel Maude :
Je ne pleure jamais en écoutant de la musique. Jamais. Et pourtant, j’ai pleuré en écoutant « Mio Cristo ». Pour un amateur de musique classique comme moi, c’est clairement une art song italienne — voire une aria — et on sent qu’elle a fait ses devoirs. On y perçoit des sonorités de Vivaldi et d’autres compositeurs baroques subtilement tissées dans la production. C’est bouleversant, parce que j’ai souvent peur que la musique classique et les formes artistiques que j’aime tant disparaissent avec ma génération. Et ce morceau m’a redonné espoir. J’aimerais que d’autres artistes s’aventurent à expérimenter davantage avec des sonorités classiques.
Erica Gonzales :
On le voit déjà un peu : de jeunes artistes redonnent un souffle neuf à des genres dits « anciens ». Laufey, Samara Joy, ou même Olivia Dean revisitent le jazz avec fraîcheur. Peso Pluma a fait redécouvrir la musique traditionnelle mexicaine. Bad Bunny et Rauw Alejandro réinventent, à leur manière, les sons portoricains et caribéens. Peut-être qu’on va assister à une vague encore plus large d’artistes qui transforment ou réinterprètent les genres à leur manière.
Samuel Maude :
Ce que j’adore dans « Mio Cristo », c’est ce moment de pause où elle dit : « That’s gonna be the energy. » (« Ce sera l’énergie ») Puis le morceau se termine. C’est exactement ce que tout le monde se dit intérieurement pendant une chanson comme celle-là.
Les langues
Samuel Maude :
Les langues jouent un rôle crucial dans cet album. Le fait que « Mio Cristo » soit entièrement chanté en italien, et qu’il évoque une véritable art song italienne, n’est clairement pas passé inaperçu. Beaucoup de gens commentent le choix de Rosalía de chanter dans différentes langues et ce que cela signifie. Mais la réalité, c’est que lorsque vous allez au Met Opera, il y a de fortes chances que le spectacle soit en italien ou en allemand — et que vous ne compreniez pas un mot.
Dans le monde de l’opéra, il est tout à fait courant d’interpréter des morceaux dans plusieurs langues, et d’y consacrer du temps pour maîtriser la prononciation. Bien sûr, certains puristes critiquent parfois la manière dont ces langues sont parlées — et j’avoue craindre un peu que quelqu’un ne s’en prenne à elle sur ce terrain. Mais ceux qui lui reprochent de chanter dans différentes langues ne comprennent pas non plus la tradition classique. Ce n’est pas une question de perfection linguistique : c’est une question de voix, d’émotion, de narration. L’essentiel, c’est la façon dont la chanson fait passer son histoire. Il y a tant d’opéras que je regarde sans comprendre les paroles, mais dont je saisis tout le sens à travers l’intensité émotionnelle du chant. Et c’est exactement ce que Rosalía parvient à faire dans cet album. Elle reste fidèle à l’univers classique dans lequel elle s’inscrit.
Erica Gonzales :
Elle a expliqué avoir passé une année entière à travailler sur les paroles — à tester quelle langue convenait le mieux à chaque morceau, à tout réécrire quand ça ne sonnait pas juste, et à envoyer ses textes à ses professeurs pour avis.
Sur l’intention derrière le choix des langues, je pense à « Novia Robot », où elle chante en espagnol, en mandarin et en hébreu. C’est fascinant, parce que cette chanson parle de la manière dont les femmes sont sexualisées et réduites à leur corps dans le regard masculin. Le fait d’utiliser plusieurs langues renforce ce propos : cela s’applique aux femmes du monde entier. J’y vois aussi une critique du système industriel, puisque beaucoup de technologies sont fabriquées en Chine — ce qui explique peut-être la présence du mandarin dans le morceau.
Samuel Maude :
Oui, on a affaire à une artiste qui réfléchit en profondeur à chaque choix. Ce qu’on voit là, c’est une véritable maîtrise : celle d’une créatrice qui comprend non seulement l’impact que peut avoir l’art, mais aussi d’où il vient.
[Dans] « Novia Robot », elle chante en espagnol, en mandarin et en hébreu. C’est fascinant, parce que cette chanson parle de la manière dont les femmes sont sexualisées et réduites à leur corps dans le regard masculin. Le fait d’utiliser plusieurs langues renforce ce propos : cela s’applique aux femmes du monde entier.
« Reliquia »
Samuel Maude :
J’ai écouté « Reliquia » probablement une trentaine de fois. J’ai hâte qu’elle soit dispo en streaming. Cet album va devenir platine.
Erica Gonzales :
Platine chez moi, immédiatement.
Samuel Maude :
Ça va figurer dans mon Spotify Wrapped.
Erica Gonzales :
Et on n’a même pas encore un mois complet.
Samuel Maude :
La fin du morceau, c’est littéralement ce que je pense que ressent l’astral projection. Ça m’a bouleversé. J’aimerais pouvoir revivre cette sensation de la première écoute. C’était hors du monde. Et j’ai aussi adoré les paroles : « J’ai perdu mes talons à Milan et mon sourire au Royaume-Uni ». C’est très beau, ça montre qu’on perd des choses en chemin, qu’on les laisse derrière soi comme des reliques, mais qu’on continue d’avancer.
Erica Gonzales :
La mélodie des couplets ressemble presque à une comédie musicale. On a l’impression du début d’une sorte de musique introspective, et en un sens, ça l’est. Mais l’orchestration est incroyable : les cordes, les effets sonores de tournement de pages, le changement de rythme et le drop final… J’avais l’impression de léviter. Même les paroles résument ce sentiment d’infini, de légèreté, de sans-limite. Elle dit : « Une mer sauvage et infinie, il n’y a pas de sortie, une chanson éternelle » — et je souhaiterais que ça soit vraiment le cas.
« La Perla »
Samuel Maude :
Je pensais à certaines opéras de Mozart, surtout aux duos avec des personnages secondaires ou des personnages censés être le “fou”. Cette chanson m’a rappelé La Flûte enchantée, quand Papageno et Papagena ont leur duo sur scène. Elle rend hommage à tant de moments incroyables de l’opéra et de la musique classique. C’est époustouflant.
« La Perla » est vraiment juteuse. C’est ça aussi, la force de cet album : elle parle de sa vie sur fond classique, et je crois que beaucoup oublient que les opéras sont du théâtre. Il y a des tricheries, des moments drôles, beaucoup sont des comédies. Les gens pensent souvent que ce sont des pièces très sérieuses, mais en réalité, elles sont divertissantes, un peu comme les pièces de Shakespeare : on croit qu’elles sont pompeuses, mais beaucoup sont drôles. Pour moi, cette chanson est structurée comme une aria, avec des éléments de flamenco et autres, mais elle parle de quelque chose qu’on chanterait dans un opéra. On ne s’attend pas à ce que ce type de texte soit mis sur cette musique, et pourtant… ça fonctionne parfaitement.
Erica Gonzales :
Elle a aussi un côté très moderne. Tu pourrais presque imaginer ces insultes adressées à quelqu’un rencontré sur Hinge, tu vois ? Il y a un côté « mais pourquoi les hommes sont tous nuls ? » dans cette lamentation. Honnêtement, ça sonne presque joyeux. Si je l’avais entendue sans traduction, je me serais dit : « Oh, quelle jolie petite chanson. » Il y a de l’humour. Elle traite cet homme de red-flag ambulant : « Tu ne payes pas ton loyer, tu es un terroriste émotionnel, un raté de classe mondiale, une arnaque. »
Samuel Maude :
Elle et Lily Allen, réunies sur ce morceau, ça aurait été incroyable.
Erica Gonzales :
Je ne pense pas que c’était son intention première, mais je me demande : et si c’était un album de rupture ? Elle raconte comment elle a été lésée par quelqu’un, puis comment elle en ressort galvanisée, indépendante, féminine divine, tout en le dénonçant. C’est très puissant.
Autre détail sur « La Perla » : je ne sais pas si tu l’as remarqué, mais si tu écoutes attentivement la percussion du deuxième couplet, on entend le bruit d’un couteau aiguisé, puis elle l’utilise comme percussion, en le frappant sur la table.
Réécoutes
Erica Gonzales :
J’ai l’impression qu’on doit — et que tout auditeur devrait — écouter cet album plusieurs fois. Il est tellement riche qu’on ne peut pas tout saisir en une seule écoute. Il faut y revenir.
Samuel Maude :
C’est un album long qui exige beaucoup de son public. Mais, pour moi, ce n’est pas comme ces albums de trente titres sortis ces dernières années, qui durent une heure et demie ou plus. Certes, Lux compte 18 titres, mais il ne m’a pas semblé long. Il ne demandait pas trop de moi. J’étais dedans, j’étais avec elle.
Erica Gonzales :
Oui, ça dure une heure, mais chaque minute, chaque seconde, chaque battement compte. Il ne perd jamais ton temps.
J’ai l’impression qu’on doit — et que tout auditeur devrait — écouter cet album plusieurs fois. Il est tellement riche qu’on ne peut pas tout saisir en une seule écoute. Il faut y revenir.
Motifs religieux
Erica Gonzales :
En tant que survivante… de traumatismes chrétiens, qu’as-tu pensé des références aux saints et à la religion ?
Samuel Maude :
Je pense que c’est pour ça que j’aime le fait qu’il y ait une chanson qui s’appelle « Berghain ». Je connais beaucoup de gens venus de milieux religieux très stricts qui finissent par devenir des adeptes des clubs. Un ami appelait d’ailleurs la soirée où ils allaient “église”, parce que pour beaucoup, le club est un lieu intense de communauté et d’appartenance.
En tant que personne qui fréquente et adore les clubs, je me suis reconnu dans cet album. Ancien catholique et porteur de beaucoup de traumatismes liés à l’Église, entendre ces sons qui me rappelaient mon enfance, quand on allait à la messe, ou ces références à la musique que j’aimais gamin, m’a rempli le cœur. Ça m’a aussi donné l’impression que cette musique a une vie ailleurs dans ma vie.
Erica Gonzales :
Je suis d’accord. Je viens aussi avec ce regard : le christianisme et le catholicisme ont toujours une vision très… particulière des femmes. Tu as la mère sainte, Marie, et ensuite la pécheresse ; c’est le fameux complexe « Madonna et putain ». On te rappelle sans cesse la tache que représente une femme impure dans la société. Mais c’était intéressant que Rosalía montre que ces figures peuvent souvent se confondre. Certaines saintes ont combattu et tué. Que ce soit dans le christianisme ou dans d’autres religions, les femmes considérées comme saintes ne sont pas totalement pures non plus.
C’est aussi vrai dans la pop culture moderne : personne sur un piédestal n’est jamais parfait à 100 %. Rosalía incarne le féminin divin et ce message : « Je suis imparfaite, mais je reste divine. Il y a quelque chose de sacré à être femme, même imparfaite ou impure. » J’ai trouvé ça très puissant.
Auteurs : Erica Gonzales et Samuel Maude
Cet article a été traduit en français et adapté pour la Suisse après avoir initialement été publié sur elle.com. Retrouvez tous les autres articles de cette édition sur le site web officiel.