Attendu depuis 2018, le nouveau Mike Leigh est un bijou d’écriture et d’interprétation. À voir absolument, ne serait-ce que pour la prestation magistrale de Marianne Jean-Baptiste, en guerre contre le monde entier.

Elle se réveille dans un cri. Un cri d’angoisse qui fend le silence d’une paisible rue résidentielle londonienne. Dès la première minute, Hard Truths (vérités difficiles, rebaptisé simplement Deux sœurs dans sa version francophone) impose son ton: celui du chaos émotionnel qui ravage Pansy, femme en perpétuelle colère, dévorée par la dépression et les regrets.
Trois décennies après Secrets and Lies (Palme d’or à Cannes en 1996), où Marianne Jean-Baptiste révélait déjà l’intensité de son jeu, Mike Leigh lui offre le rôle le plus fort de sa carrière dans ce drame familial intimiste sur la complexité des sentiments et des liens familiaux, à voir actuellement sur les écrans romands. Un personnage sublimement antipathique que l’on va d’abord adorer détester, avant d’être bouleversé par sa vulnérabilité, et qui a valu de nombreux prix à l’actrice, malgré une absence inattendue parmi les nommées aux Oscars 2025.
Toute sa journée, toutes ses journées, Pansy les vit comme sur une ligne de front, convaincue que le monde entier lui a déclaré la guerre. Ses TOC structurent son quotidien. Elle récure sans répit son intérieur aseptisé, traque le moindre pigeon menaçant d’amener des germes dans sa cour, barricadée de hauts murs telle une forteresse. Mais rien ne canalise l’indomptable rage qui la consume.
«Jouer cette colère prend beaucoup d’énergie. Je devais penser comme Pansy en permanence. Moi, certaines répliques me faisaient rire, mais évidemment Pansy ne riait jamais. Elle n’a pas le sens de l’humour», explique Marianne Jean-Baptiste lors d’une conférence de presse en petit comité, aux côtés de Mike Leigh et de l’actrice Michele Austin. Fidèle du cinéaste, cette dernière — déjà présente dans ses films Secrets and Lies, Another Year (2010) et All or Nothing (2002) — illumine ici un rôle plus important: celui de Chantelle, sœur cadette et parfait contraire de Pansy.
Un humour mordant
Là où Poppy, héroïne de Happy-Go-Lucky (2008) du même réalisateur, distillait son optimisme, Pansy déverse sa négativité sur quiconque a le malheur de croiser sa route: une caissière dont la tête ne lui revient pas, une vendeuse trop serviable ou encore cet automobiliste qui a l’audace de lui demander si elle quitte sa place de parking. Chaque interaction est une passe d’armes. Et même lorsqu’elle cherche de l’aide pour ses maux, elle ne se laisse aucune chance d’en trouver, s’en prenant aux médecins avec la même hargne.
Son mari Curtley (David Webber, excellent dans un jeu tout en retenue et en regards) et leur fils de 22 ans, Moses (Tuwaine Barrett), ont capitulé et vivent comme des ombres à ses côtés, esquivant tant que possible ses rafales de reproches. Seule Chantelle parvient à faire face à la toxicité de sa sœur, lui opposant sa joie de vivre. Coiffeuse, elle est mère de deux filles avec lesquelles elle partage une grande complicité et un petit appartement débordant de rires et de plantes.

Tout au long du film, l’écriture de Mike Leigh, qui aime rappeler à quel point «la vie est tragique et comique à la fois», est d’une richesse fascinante. Les tirades de Pansy sont ciselées, teintées d’un humour acide irrésistible. Comme lors de ce repas avec Curtley et Moses, où elle s’attaque sans distinction aux bénévoles «tout souriants, tout joyeux, qui demandent notre argent durement gagné pour leurs causes à la con», à la police «trop occupée à harceler les jeunes Noirs pour se déplacer quand on les appelle», au voisin qui a mis un manteau à son chien ou encore à cette femme qui «parade son bébé obèse»: «Il fait froid et elle promène son bébé chauve avec rien d’autre sur sa tête qu’un gros nœud rose, pour que tout le monde voie que c’est une fille. Comme si j’en avais quelque chose à faire! Elle l’exhibe dans cette tenue complètement hors saison, avec des poches. Des poches pour un bébé? Il va y mettre quoi? Un couteau? Elle est ridicule!»
Un processus créatif unique
À 82 ans, Mike Leigh touche encore une fois en plein cœur avec cette nouvelle exploration de la nature humaine. Récompensé dès son premier film, Bleak Moments (Léopard d’or à Locarno en 1971), puis à Venise pour Vera Drake (Lion d’or en 2004), le cinéaste britannique continue de créer selon sa méthode unique, souvent ardue à faire financer car sans scénario prédéfini. Ses personnages naissent de mois d’improvisation avec les acteurs qui participent à la construction de leur univers. «Le point de départ pour Hard Truths était simplement: retrouvons-nous et faisons un film!, résume-t-il. On ne sait jamais ce qu’on va faire avant de le faire. C’est toujours un voyage de découverte pour comprendre ce qu’est le film.»
Au sujet de ce processus collaboratif, il ajoute: «Pour moi, il est très important que mes acteurs ne jouent pas leur propre rôle. Toutes les personnes avec lesquelles je travaille sont des acteurs de composition, capables de se fondre dans leur personnage et de construire un univers qui lui appartient, sans le confondre avec leur propre vie. Bien sûr, cela ne veut pas dire qu’ils n’ont pas recours à leurs propres sensibilités et expériences, mais pas de manière directe, car c’est le personnage qui prime, pas l’acteur.»

Un exercice très apprécié de Marianne Jean-Baptiste, qui compte également sept saisons de la série FBI: Portés disparus dans sa filmographie: «Ce qui est génial avec la méthode de travail de Mike, c’est que je n’ai pas besoin d’aller puiser dans mes propres émotions ou mes propres expériences. J’ai toutes celles de Pansy à ma disposition. Je peux me connecter à sa douleur et à ses souvenirs, car on a créé toute son histoire. On a imaginé sa famille élargie, les fêtes, les rituels, les écoles qu’elle a fréquentées, ses amis…»
Même enthousiasme chez Michele Austin: «C’est vraiment ce qui permet de donner de la profondeur aux personnages et de les rendre réels, parce qu’on a pris toutes ces décisions ensemble, même celle de savoir où Chantelle commande ses plats chinois du vendredi soir!» Une fois les protagonistes ainsi «amenés à la vie», Mike Leigh écrit le script, rigoureusement suivi sur le tournage: «Rien n’est improvisé devant la caméra.»
Les adieux à Dick Pope
Le réalisme ne se limite pas aux dialogues. Michele Austin s’est ainsi formée dans un salon de coiffure, apprenant à faire des shampoings, à tresser et à tisser. Mais aussi à écouter ses clientes. Le métier de Chantelle, choisi d’entente avec le réalisateur, n’est pas anodin, souligne-t-elle: «J’ai plusieurs amis coiffeurs et il y a quelque chose chez eux, dans la façon dont ils arrivent à se connecter avec les gens, qui est vraiment spécial.»
Mike Leigh emploie sa méthode exigeante pour tous les rôles, même les plus petits, à l’image des clientes du salon, qui rappellent la galerie de personnages immortalisés dans le studio photo de Secrets and Lies. Toutes sonnent juste et contribuent à consolider l’immersion. «Je fais des castings rigoureux, commente-t-il. Donc, sauf rares exceptions, les gens qui apparaissent dans mes films sont vraiment faits pour travailler de cette façon. Ils ont tous été soigneusement sélectionnés et sont très talentueux.»
La photographie de Dick Pope, complice de longue date de Mike Leigh, capte parfaitement cette intensité de tous les instants sans jamais en faire trop. Hard Truths marquera leur ultime collaboration: Dick Pope est décédé le 21 octobre 2024, peu avant la sortie américaine du film. «C’est vraiment très triste. Il était un grand directeur de la photographie avec qui j’ai travaillé depuis 1990 et je veux rappeler que sa grande contribution, notamment à ce film, est importante.»

Au générique, on retrouve d’autres de ses fidèles collaborateurs, comme Gary Yershon à la composition musicale et, à la direction artistique, Suzie Davies, récemment nommée aux Oscars pour son travail sur Conclave (2024) d’Edward Berger.
Mais si Hard Truths est si bouleversant, c’est aussi par son étonnante retenue narrative: pas de rédemption ou de métamorphose hollywoodiennes. À la question «Pourquoi tant de colère chez Pansy?», Mike Leigh ne répond pas. Il préfère suggérer et laisser, comme il aime tant le faire, à chacune et chacun la liberté d’interpréter ses cris, ses silences, ses pourquoi, de se retrouver peut-être dans la complexité de ces vies où même le bonheur de Chantelle a ses cicatrices, et où ses filles, si souriantes, enjolivent parfois leurs récits. Car comme le dit Chantelle elle- même à Pansy: «Je ne te comprends pas, mais je t’aime quand même.»
Deux sœurs (Hard Truths), de Mike Leigh, avec Marianne Jean-Baptiste, Michele Austin. 97 min. Actuellement dans les salles romandes.