Akris : l’art de dompter la couleur et la forme comme rarement dans la mode
Dimanche, la prestigieuse maison saint-galloise a fait dialoguer la rigueur suisse et l’audace américaine. Albert Kriemler y révèle sa maîtrise de l’hommage et de la couleur. Mais si, au sommet de cet art, il restait encore un vertige à explorer ?

Leon Polk Smith voyait dans la géométrie un espace de liberté. Ses aplats de couleur, ses lignes nettes, ses courbes audacieusement déplacées semblaient comme chercher à désobéir au cadre. C’est dans cette tension entre ordre et désordre qu’Albert Kriemler a trouvé l’élan de sa collection printemps-été 2026. Après sa visite de Seven Involvements in One (1966), l’installation monumentale du peintre exposée au Haus Konstruktiv de Zurich en 2023, le couturier saint-gallois en a livré dimanche 5 octobre, au Palais de Tokyo, une interprétation limpide, où chaque silhouette semblait réfléchir la rigueur helvétique à travers la lumière de l’art américain.


La maîtrise de l’hommage
Fidèle à sa méthode, Albert Kriemler s’empare d’un souvenir artistique pour le transformer en vocabulaire textile. Après s’être inspiré d’Andrea Mantegna pour la saison printemps-été 2025, il convoque ici Leon Polk Smith avec un sens du dialogue visuel happant. La robe blanche rehaussée d’appliqués colorés géométriques semble tout droit sortie d’un tableau du peintre, sans jamais pourtant tomber dans la citation littérale tant l’hommage apparait sporadiquement durant le défilé. Dans un autre registre, une robe et un top en organza quadrillé bleu cobalt incarnent parfaitement la géométrie en mouvement : les lignes se croisent, s’espacent, respirent. Le constructivisme idéalisé.


C’est ce travail de transposition plastique qui révèle la plus grande force d’Albert Kriemler : son rapport instinctif à la couleur. Chez Akris, elle n’est jamais ornementale, elle agit. Le bleu dense de l’organza, le rouge terracotta, le beige minéral – tous participent, comme la forme qu’il manie tout autant, d’une même partition, éclatante, presque palpable. Les matières captent la lumière comme un tableau capte le regard, et les vêtements semblent absorber la salle entière dans son champ chromatique. Grâce à cette maîtrise, le designer rappelle que la mode peut demeurer le fervent serviteur de l’art, et non du simple style. Mais cette virtuosité a aussi son revers.
L’heure d’un renouveau ?
Certaines silhouettes de la collection printemps-été 2026 d’Akris, à l’image du tailleur orange feu et de l’ensemble rouge écarlate, rappellent des idées, des structures, déjà explorées dans la collection printemps-été 2025. La main est sûre, la coupe irréprochable, mais l’effet de déjà-vu limite parfois la portée du propos. Là où l’œil attendrait un nouvel élan, le geste se répète, comme retenu par sa propre perfection.


Akris est sans aucun doute une fierté nationale. Née à Saint-Gall en 1922, cette maison transgénérationnelle continue – saison après saison – de prouver que le vêtement peut être un espace de réflexion plastique et pratique. Sa puissance et son héritage sont indéniables, comme le démontre son documentaire récemment nominé au Tribeca Film Festival. Mais pour que ce dialogue entre art et mode reste vivant, l’heure est peut-être venu d’oser davantage : troubler la pureté qu’elle maîtrise si bien, introduire un grain de désordre, une faille, un souffle. Car la beauté, lorsqu’elle est trop sage, finit parfois par s’immobiliser. L’ouverture d’Akris au doux chambardement de Leon Polk Smith est, au final, quand on y réfléchit bien, déjà peut-être une ère nouvelle au sein de la Maison.
