Martina Chyba : « Ce n’est pas parce qu’on vit des drames qu’on ne peut pas continuer à aimer, rire, vivre »

La journaliste et écrivaine genevoise publie Un rendez-vous particulier, roman espiègle, touchant et drôle sur l’amour passé la cinquantaine. Entre rires et tempêtes, elle y livre, sans filtre, ses observations sur le couple, la vie et le temps qui passe. Interview.

« Il fallait bien regarder les choses en face, j’étais en mode raclette : cuite comme la pomme de terre, liquide comme le fromage, desséchée comme la viande et acide comme un cornichon » : dans Un rendez-vous particulier (Éditions Favre), Martina Chyba, 60 ans, distille sans modération son sens acéré de l’autodérision, de l’humour et de l’observation pour raconter, entre réalité et fiction, une année décisive du couple qu’elle forme — ou plutôt que son héroïne forme — avec « l’homme des marches du Sacré-Cœur ». Les débuts chaotiques de la relation de l’auteure avec ce Parisien, rencontré via une application, étaient déjà au cœur du délicieux Rendez-vous (2022), son précédent roman, bientôt adapté au cinéma par la société Point Prod et le réalisateur Jacob Berger.

Dans ce nouveau volet, fidèle à son franc-parler, la Genevoise s’amuse aussi — et nous amuse — à secouer tabous et convenances : l’amour et la cohabitation quand le corps change, le Viagra, les enfants qui quittent le nid ou encore le monde du travail qui se passionne pour les post-it. Avec, toujours en fil rouge, ce psy atypique qui, au lieu de pilules, ne prescrit que des œuvres d’art pour traverser les coups durs.

Un livre qui parle d’âge, avec le sourire, mais surtout de ce qui est universel : l’envie de rire, d’aimer et de tirer le meilleur de la vie, quoi qu’elle mette en travers de notre route.

Qu’est-ce qui vous a donné envie de reprendre l’histoire de Rendez-vous ?
Martina Chyba
: Le point de départ, c’est mon rendez-vous particulier avec l’homme des marches du Sacré-Cœur pour une demande en mariage. Elle tombe comme un cheveu sur la soupe parce que la relation ne semblait pas du tout aller dans ce sens. Comme j’aime questionner les tabous, je me suis demandé : peut-on dire « non » à une demande en mariage ? Faut-il passer par le mariage pour qu’une histoire soit jugée réussie ? Et surtout, ce qui m’amusait, c’était de raconter ce qu’il y a après le « ils vécurent heureux ». On croit toujours que le happy end est la fin de l’histoire. En réalité, c’est là que les emmerdements commencent. Tous les couples le savent : au début, tout est joli et romantique, puis vient la vraie vie, pas toujours facile.

Qu’avez-vous compris sur votre couple en écrivant ce livre ?
Que l’homme des marches du Sacré-Cœur est très cool parce qu’il relit mes textes et ne censure jamais rien alors que ce que je raconte n’est pas toujours valorisant (rires). Dans le livre comme dans la vie, nous n’avions a priori rien en commun. Mais au fur et à mesure des épreuves, j’ai réalisé qu’il était toujours là et qu’il y avait une certaine solidité chez lui. Je n’avais pas mesuré à quel point notre lien était devenu puissant, je m’en suis rendu compte en écrivant. Je pense que dans la vie, il n’y a pas grand-chose de tellement plus important que de pouvoir se dire : « Je suis sur une planète et quelque part sur cette planète, quelqu’un pense à moi, et moi à lui. »

Derrière l’humour, vous abordez aussi des thèmes difficiles.
Exactement. Mes livres sont pétillants, mais je n’occulte jamais les creux et les bosses. Quand l’héroïne demande à son psy si « la tempête s’arrête un jour » et qu’il répond « jamais », il a raison. Il faut apprendre à vivre avec cette idée. Je crois que les gens se reconnaissent dans mes textes parce que je ne fais pas l’économie des difficultés, comme les deuils, ni des petites choses qu’on fait toutes et tous mais dont on ne parle jamais : fouiller le téléphone de son partenaire, avoir recours au Viagra, etc. Pourquoi faire semblant que ça n’existe pas ?

Comme j’aime questionner les tabous, je me suis demandé : peut-on dire « non » à une demande en mariage ?

Martina Chyba, journaliste, animatrice TV et auteure
ELLE Suisse

Quelle part de fiction avez-vous mise dans Un rendez-vous particulier ?
Un peu plus que dans Rendez-vous : environ 40 %. La fiction se loge surtout dans les personnages secondaires, composés à partir de plusieurs personnes réelles. Le psy, lui, n’existe toujours pas. On me demande souvent son numéro, mais c’est un être fantasmé (rires). J’ai aussi créé un personnage pour aborder plusieurs suicides survenus autour de moi, sans exposer de personnes réelles. Comme le roman couvre une année où j’ai traversé cette épreuve, je ne pouvais pas l’ignorer. Il faut s’y confronter pour pouvoir avancer et remettre la douleur à sa juste place. C’est le propos de mes livres : ce n’est pas parce qu’on vit des drames qu’on ne peut pas avoir une histoire d’amour à côté, rire, partir en voyage, baiser… enfin, simplement vivre.

Comment avez-vous vécu l’écriture de ces passages sombres ?
Littérairement, ils sont plus simples à écrire parce qu’il y a beaucoup moins de recherche de formules : je raconte les choses frontalement. Mais psychologiquement, c’était éprouvant. On pleure en écrivant parce qu’on se répète ce qu’on a pensé sur le moment : « Pourquoi je n’ai pas vu, pas su, pas entendu, pas pu ? ». On a été brutalement amputé de quelqu’un et on n’a rien vu venir parce qu’on est soi-même pris dans une vie compliquée. L’héroïne dit qu’elle aurait voulu penser d’abord à la personne disparue, mais qu’en réalité, elle a pensé à elle. C’est une manière de poser des mots sur des sentiments qu’on n’ose pas toujours avouer.

Ce n’est pas parce qu’on vit des drames qu’on ne peut pas avoir une histoire d’amour à côté, rire, partir en voyage, baiser… enfin, simplement vivre.

Martina Chyba, journaliste, animatrice TV et auteure
ELLE Suisse

Vous évoquez aussi l’âgisme, très présent dans notre société. A-t-il empiré selon vous depuis la parution de Rendez-vous en 2022 ?
En tout cas, il ne s’est pas arrangé, surtout dans le milieu professionnel. L’intelligence artificielle (IA) a encore creusé le fossé générationnel. Au quotidien, on supporte les personnes âgées si elles ressemblent à des jeunes. Cela dit, je crois que ça pourrait s’infléchir : d’abord parce que ce sera une partie de la population de plus en plus importante. Et parce que la génération qui arrive à la retraite a fait les 400 coups. Elle a écouté du rock, s’est droguée, a fait l’amour avec la pilule et sans préservatif, même si ça n’a pas duré très longtemps. Elle a été très libertaire, donc il n’y a pas de raison qu’elle se transforme tout à coup en papy-mamie qui regardent le Grand Prix de Formule 1 et font du tricot. Le discours se libère peu à peu. Par exemple, on a longtemps invisibilisé les femmes de plus de 50 ans. Dernièrement, je vois beaucoup de rôles pour elles au cinéma. Mais toujours avec un gros bémol : elles doivent être canon.

Votre personnage est également confrontée au nid vide. Réalité ou fiction ?
Réalité. Mon deuxième enfant – mon fils – a quitté la maison à son tour il y a un an et demi. Dans mon cas, comme dans celui de mon héroïne, la vie amoureuse récente et agitée ainsi que le travail ont peut-être atténué le manque, mais il existe. Le « nid vide » est un vrai séisme dont on ne parle presque jamais. Même si on sait que les enfants s’envoleront un jour, leur départ oblige à réinventer complètement sa vie. Beaucoup le vivent très mal, mais on est toujours priés de faire comme si tout allait bien.

Les tabous que vous abordez sont-ils planifiés ou surgissent-ils en cours d’écriture ?
Je ne fais pas de liste en me disant « il faut que je parle de ça ». Je pars d’une femme de mon âge et je me demande : « Qu’est-ce qui se présente à elle ? » Par exemple, sur les sites de rencontres, on va croiser des gens qui, comme nous, ont déjà quelques atteintes à la santé. Et on rencontre des hommes qui prennent du Viagra. Je suis désolée, c’est la réalité. Pourquoi n’en parlerait-on pas ? Les corps qui changent, l’appréhension à se montrer nue, la chirurgie esthétique, l’audition qui baisse… Ce sont des réalités intéressantes à explorer. Un rendez-vous particulier s’ouvre d’ailleurs chez l’urologue, après un premier tome qui commençait à parler de ménopause chez le sexologue. Je voulais cette fois aborder la question de ces hommes qui découvrent à 50 ans qu’il faut aller se faire explorer les parties intimes. Ça tourne souvent à la tragédie alors qu’il n’y aurait en principe pas de quoi.

Même si on sait que les enfants s’envoleront un jour, leur départ oblige à réinventer complètement sa vie. Beaucoup le vivent très mal, mais on est toujours priés de faire comme si tout allait bien.

Martina Chyba, journaliste, animatrice TV et auteure
ELLE Suisse

Vous avez vous-même terminé le roman après une année 2025 difficile sur le plan de la santé.
Oui, j’ai eu des problèmes cardiaques et on m’a posé un pacemaker. Ce n’est pas dans le livre, qui couvre l’année suivant ma rencontre avec l’homme des marches du Sacré-Cœur. J’écris toujours avec un décalage de deux ou trois ans. L’année 2025 a été dense sur bien des plans et j’aurai de la matière si j’écris une suite.

Justement, y en aura-t-il une ?
Je n’en suis pas encore certaine. Écrire prend du temps et il faut laisser le vécu infuser pour pouvoir le digérer et en faire de la matière. Mais a priori, je crois que oui, on est dans le cas d’une série.

Votre héroïne a recours à la muséothérapie pour trouver de la force. Vous-même vous autoprescrivez des tableaux pour les mêmes raisons. Une œuvre vous a-t-elle aidée à affronter cette année ?
Oui, une lithographie d’Oswaldo Guayasamín. Par un concours de circonstances, j’ai pu récupérer ce tableau que j’avais acheté quand j’avais 25 ans. Je pensais ne jamais le revoir. Je le trouve extrêmement beau et apaisant. Je me suis fait un plaisir de le mettre dans le nid vide, dans l’ex-chambre de mon fils. Je suis très contente qu’il soit avec moi, il m’a beaucoup aidée. J’ignore pourquoi j’aime tant les œuvres « torturées », mais elles touchent une part sombre en moi et me bouleversent. Je m’identifie aux personnes, je trouve qu’il y a souvent, dans ces œuvres, quelque chose d’extrêmement intéressant dans les regards et dans les corps. Ça m’aide à vivre.

Vous écrivez avec une liberté de ton rare. Avez-vous le sentiment que l’on peut encore tout dire ou vous interdisez-vous certains sujets ?
On peut encore dire beaucoup de choses, mais il faut de plus en plus accepter que ça déplaise. J’ai de la chance : j’en dis pas mal, y compris sur LinkedIn, et ça passe. Je pense qu’on apprécie mon côté brut de décoffrage à une époque où tout est très polissé et souvent uniformisé par l’écriture artificielle. Je pense qu’on peut encore tout dire, mais que c’est plus facile quand on a 60 ans.

On peut encore tout dire, mais c’est plus facile quand on a 60 ans.

Martina Chyba, journaliste, animatrice TV et auteure
ELLE Suisse

Pourquoi ?
Parce qu’avec l’âge vient une vraie liberté. Il faut bien qu’il y ait quelques avantages à vieillir ! (Rires.) La liberté de ton en est une. On n’est plus obsédé par le risque réputationnel. Je suis aussi plus libre qu’avant dans mes propos parce que mes parents sont décédés et que je suis moi-même proche de la sortie professionnelle. Je ne vais pas me censurer maintenant. Avec l’âge, on se forge aussi une carapace. Mais ce n’est pas pour autant facile, même si c’est beaucoup plus simple pour nous que pour la jeune génération. Nous, nous avons grandi sans réseaux sociaux, sans bad buzz, sans shitstorms, mais avec les journaux Charlie, Hara-Kiri et le dessinateur Reiser… Nous avons d’ailleurs conservé cette habitude, qui agace énormément les jeunes, d’avoir très peu de filtres et d’accepter qu’on en ait peu avec nous.

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