Lundi, Mode Suisse a réuni plus de 20 marques remarquables de créativité et de singularité. Chaque année, la plateforme, qui a notamment propulsé des créateurs tels que Kevin Germanier, marque de mieux en mieux les esprits. Pourtant, sa pérennité demeure un combat de tous les jours, dans un pays où la culture semble toujours plus reléguée au second plan. Réflexions sur l’évolution de cette industrie, d’hier à aujourd’hui, avec Yannick Aellen, fondateur de Mode Suisse, mais avant tout passionné dévoué.
Trois défilés, 22 marques, 1800 invités, en un seul jour. Pour sa 24e édition, Mode Suisse a vu les choses en grand. La raison? Simple: « La Suisse déborde de talents dans le domaine de la mode », affirme avec ferveur, auprès de ELLE, Yannick Aellen, le fondateur et curateur de cette plateforme. Pour preuve, lundi 2 septembre, à l’issue de plus de cinq heures de spectacle, l’engouement au cœur de la mythique Kunsthaus de Zurich était palpable. Emerveillés, les invités n’ont pas tari d’éloges sur l’événement: « génial », « audacieux », « émouvant ». Une certitude s’impose: « Mode Suisse & Friends 2024 » n’a pas seulement atteint son objectif, elle l’a transcendé, consolidant la Suisse dans une position légitime d’épicentre de l’innovation dans la mode.
Laboratoire de talentueuses mains
Les défilés de Mode Suisse ont fait leur renommée en devenant très rapidement des rendez-vous incontournables pour contempler les nouvelles idées de noms récurrents de la création helvétique. Sur le podium de sa 24e édition, les spectateurs ont notamment pu retrouver la Bernoise Nina Yuun et ses fabuleuses pièces en nubi, l’élégance intemporelle d’enSoie, forte de ses 130 ans d’histoire, les créations à la portée sociale de la griffe zurichoise Mourjjan, ou encore les trésors futuristes de la Genevoise Sarah Bounab. Mais cette nouvelle édition n’a pas seulement mis en lumière des coutumiers. Elle a aussi été un écrin de fabuleuses découvertes.
Comme des trésors jusqu’alors bien gardés, nombre de noms inconnus du grand public suisse se sont fait jour: Emmber (Berne), Louis Origine (Bulle), Ba Si (Bâle), Coup de Cœur Bongénie Abri (Bâle/Genève), Gabrielle Huguenot (Zurich), Thaden (Zurich)… Tous ont sublimé ce que l’on pensait connaître de la mode helvétique. Parmi ces révélations, deux ont marqué les esprits: Maison Blanche (Zurich) et SPF x Visual (Archives™️) Society. Sous la direction de Yannick Zamboni, Maison Blanche a en effet remporté le prix Miele x Mode Suisse pour son impact positif sur l’environnement, un exploit dans le monde du luxe. Autre prouesse trop rarement intégrée à cette industrie, celle de SPF x Visual (Archives™️) Society dont la collaboration à quatre mains a élevé la soirée à travers une collection capsule pensée pour les utilisateurs de fauteuils roulants. Les mots d’ordre de ces deux signatures: briser les conventions, à l’image des indéfectibles motivations de Yannick Aellen, qui confie:
Je n’aime pas les évidences. J’aime les défis et être présent au début des choses. Découvrir des talents, faire partie de leur histoire et les aider à rayonner d’une manière ou d’une autre. C’est un véritable honneur.
Echo à l’international
Tant de noms et de contrées différentes. C’est là que réside toute la force de Mode Suisse: sa capacité à franchir le röstigraben, ce fossé symbolique séparant les régions linguistiques, culturelles et politiques de la Suisse, « est ce que le pays peut revendiquer avoir de plus cher », argue Marie, fervente spectatrice des défilés de Mode Suisse. Et cela n’a rien à voir avec le hasard. Dès sa création en 2010, l’organisation zurichoise s’est donnée pour mission de favoriser l’échange interculturel à l’échelle nationale. « C’était primordial pour moi », confie son fondateur, qui, bilingue, porte son cœur autant en Suisse alémanique qu’en Suisse romande. Mais il demeure clair: l’enjeu va bien au-delà des langues ; c’est avant tout une histoire de créativité et d’émotion partagée.
C’est ce subtil mélange qui a, par le passé, permis à Mode Suisse de dénicher des talents locaux aujourd’hui acclamés à l’international. Sur ses bancs ont pour cause sis Kevin Germanier ou les fondatrices d’Ottolinger – Cosima Gadient et Christa Bösch – pour lesquels les plus grandes célébrités américaines ou des entreprises comme celles de LVMH se bousculent aujourd’hui. Rien d’étonnant donc à ce que Mode Suisse attire à bride abattue créateurs et mannequins étrangers désireux de suivre le chemin tracé par de célèbres prédécesseurs. Pourtant, derrière ce succès flamboyant, l’organisation confie faire face à une réalité contrastée.
Culture suisse « sacrifiée »
« À ce jour, le financement de Mode Suisse reste notre plus grand combat », livre Yannick Aellen qui insiste sur le fait que si la plateforme zurichoise en est à sa 24e édition, c’est en grande partie grâce à ses quelques partenaires et sponsors (Caudalie, Bernina, Bongénie…). « Certes, nous demandons également une contribution aux jeunes talents que nous soutenons (jusqu’à 3500 francs), mais cette somme reste modeste comparée aux coûts exorbitants qu’ils leur est imposé (minimum 20’000 francs) pour ne serait-ce que présenter (et non faire défiler) leurs créations dans des Fashion Weeks comme celles de Paris ou Milan. Un tel poids dans la culture helvétique devrait pouvoir être subventionné, en vient-on à se demander. Mais il n’en est rien, révèle Yannick Aellen, « exaspéré » par une situation qui persiste depuis de longues années.
C’est extrêmement difficile de recevoir des fonds en culture en Suisse. C’est ce qui m’exaspère le plus. C’est toujours ce domaine qui est sacrifié en premier dans les coupes budgétaires, ou qui n’est pas soutenu de manière durable. Un scandale pour un pays aussi riche.
L’homme de 47 ans sait de quoi il parle. Avec une carrière dans la mode qui remonte aux années 1990, ce dernier a été un témoin de premier plan de la réduction progressive de l’investissement public et privé dans la culture. Il se souvient avec nostalgie des grandes heures de la mode en Suisse: « Dans les années 1990-2000, il y avait d’importants événements de mode organisés dans le pays. Le plus généreux de l’industrie: le Swiss Textiles Award qui récompensait jusqu’à hauteur de 150’000 francs » . Ce prix a couronné des figures mondiales telles que Rodarte et Raf Simons à leurs débuts, poursuit Yannick Aellen. « L’annulation du Swiss Textiles Award en 2011 a été une perte énorme, non seulement pour la mode internationale, mais aussi pour la reconnaissance de ce domaine en Suisse. »
Au service de la liberté
Les derniers bouleversements sanitaires n’ont pas non plus épargné Mode Suisse. Avant la pandémie de Covid-19, l’organisation suivait scrupuleusement le calendrier de la mode, présentant ainsi deux défilés par an pour les collections printemps-été et automne-hiver. Après cette crise, confrontée à une baisse des sponsors et d’acheteurs, Yannick Aellen et ses équipes ont dû revoir leur stratégie: « Depuis trois ans, nous concentrons l’ensemble de nos défilés en une seule journée. Cela peut être épuisant, mais quand on y parvient, comme lundi soir, la fierté est d’autant plus forte. »
Malgré cela, Mode Suisse continue de naviguer avec agilité dans cette réalité contrastée. Et cela ne l’empêche visiblement en rien de demeurer un tremplin essentiel pour les talents helvétiques. Grâce à cette plateforme, la Suisse s’est même forgée une identité propre: « Parce qu’elle est encore en pleine émergence, la mode chez nous se construit fortement à travers ce qui se fait dans ses écoles, de la Haute école d’art et de design de Genève (HEAD) à la Hochschule für Gestaltung und Kunst à Bâle (FHNW) ». Il note alors que, pendant longtemps, le pays s’est cloisonné à une mode « très masculine ». Mais les choses ont récemment évolué: « La mode suisse embrasse désormais une tendance non-genrée. Dans ses lignes, ses codes, et son aura, elle prône une liberté totale. C’est fabuleux et reflète sans doute une volonté de prouver que le créateur suisse peut rivaliser avec ses homologues internationaux grâce à des idées résolument novatrices. »