Ragots : et si parler derrière le dos des autres n’était pas si mal ?

La rédactrice de ELLE Laura Antonia Jordan avait envisagé d’abandonner les potins. Jusqu’à ce qu’elle réalise que ce n’était pas qu’une mauvaise habitude.

« MEUF !!! J’AI UN POTIN EN OR ! » Peu de choses me font répondre à un message aussi vite que la promesse d’une dose de ragot savoureux, pur concentré de commérage de première classe. Ce n’est pas, je l’avoue, mon trait le plus vertueux, mais je ne vais pas non plus me flageller en pensant être la seule dans ce cas – bien au contraire. Et vous alors, êtes-vous vraiment prêt admettre votre penchant pour les bons potins ? Voilà une toute autre question.

Beaucoup d’entre nous adorent être dans la confidence d’une petite « actu » brûlante (les guillemets étant de rigueur). C’est distrayant, excitant, et ça ajoute une pincée d’intrigue et de saveur au train-train quotidien. « Le ragot, c’est juste une autre façon de raconter des histoires. », explique Sophie Jewes, fondatrice de l’agence de relations publiques londonienne Raven. « Si vous avez une notoriété publique ou que vous cherchez à vous faire connaître, vous voulez que les gens parlent de vous. Le secret, c’est de ne pas le prendre personnellement. Être imperméable aux potins, c’est fabuleux… et c’est surtout une compétence de survie dans la mode. »

Et c’est vrai : la mode a toujours été un terreau fertile pour les commérages. Passer des heures sur un plateau ou à attendre qu’un défilé commence, c’est du temps à combler. Qu’on le veuille ou non, ce milieu est peuplé d’acteurs dont la pertinence – comme les tendances – monte et descend sans cesse. C’est un écosystème qui s’auto-alimente, où savoir qui est « in » ou « out » nourrit d’innombrables conversations – parfois anodines, parfois piquantes, voire franchement venimeuses. Les récents remaniements à la tête des maisons – Matthieu Blazy chez Chanel, Demna Gvasalia quittant Balenciaga pour rejoindre Gucci, Hedi Slimane et John Galliano nulle part pour l’instant (mais espérons, bientôt quelque part) – ont fait exploser l’économie du potin. Lorsque Jonathan Anderson a été nommé directeur artistique de Dior en 2025, même si la nouvelle était enthousiasmante, elle n’a pas vraiment surpris : cela faisait déjà des mois que les rumeurs circulaient.

Le ragot, c’est juste une autre façon de raconter des histoires. […] Le secret, c’est de ne pas le prendre personnellement.

Sophie Jewes, fondatrice de l’agence de relations publiques londonienne Raven

Des potins depuis la nuit des temps

Et pourtant, je ne peux m’empêcher de penser que, même si nous vivons à l’âge d’or du ragot — grâce, en grande partie, à Internet —, il serait peut-être préférable, voire légèrement subversif, d’essayer de s’en détacher. En juin, le site britannique anonyme Tattle Life, spécialisé dans les potins (et qui attirerait quelque 12 millions de visiteurs par mois), déjà impliqué dans plusieurs scandales liés à des abus en ligne, a été au cœur d’un jugement historique pour diffamation en Irlande du Nord. À cette occasion, l’identité de son fondateur, Sebastian Bond — un ex-influenceur fitness quadragénaire — a été révélée.

Mais le commérage est une histoire vieille comme le monde. L’écrivain Roger Wilkes, auteur de Scandal: A Scurrilous History of Gossip (2002), en retrouve la trace dès 1500 av. J.-C., sur des tablettes cunéiformes racontant la liaison d’un maire mésopotamien avec une femme mariée. La Bible regorge de versets et de proverbes condamnant les « lèvres mensongères » ; dans la Torah, on parle de lashon hara (« parole mauvaise »). Dans ses journaux intimes du 17e siècle dépeignant la vie londonienne, Samuel Pepys se révèle comme une sorte de DeuxMoi avant l’heure. Dans l’Angleterre de la Régence, les « scandal sheets » relataient les frasques de l’aristocratie. Les potins parsèment autant les intrigues des romans de Jane Austen et les pièces de Shakespeare que celles des télé-réalités américaines Real Housewives.

Des nuances essentielles

Mais que veut-on vraiment dire quand on parle de « ragots » ? Le dictionnaire Collins les définit comme une « conversation informelle, souvent à propos de la vie privée des autres ». Parfois qualifiés de « bavardages futiles », ils consistent le plus souvent à s’intéresser à quelque chose qui, objectivement, ne nous regarde pas du tout. Les ragots traînent inévitablement une connotation négative : on les associe spontanément à la désinformation, aux mensonges ou aux exagérations.

Il existe certes une nuance entre ragoter et médire — le premier n’ayant pas nécessairement l’intention d’être cruel, même si c’est souvent l’effet produit ; la seconde étant intrinsèquement malveillante —, mais la frontière est mince. C’est peut-être pour cela qu’il est important de distinguer le verbe du nom. On admettra volontiers, ou à contrecœur (selon le degré d’auto-illusion), qu’on a « ragoté », mais personne n’aime être qualifié de « commère ».

La psychologue agréée Dr Audrey Tang, membre de la Société britannique de la psychologie et autrice de The Leader’s Guide to Wellbeing (2023), explique qu’il existe de très bonnes raisons pour lesquelles nous colportons des ragots. « On peut même affirmer qu’à certains moments de l’évolution, c’était sain : “Ne touche pas à ça !”, “Ne mange pas ça !”… Ce bouche-à-oreille avait une fonction heuristique », analyse-t-elle. Elle ajoute que c’est aussi une forme de lien social. « Détenir un secret peut conduire à se sentir extrêmement puissant. Et presque encore plus lorsqu’on le partage », poursuit-elle. « L’ego joue un rôle énorme dans le ragot. Bien sûr, un « on garde ça entre nous » est un pacte intime de complicité — même s’il y a une compréhension implicite qu’il pourrait être rompu.

Détenir un secret peut conduire à se sentir extrêmement puissant. Et presque encore plus lorsqu’on le partage. L’ego joue un rôle énorme dans le ragot.

Dr Audrey Tang, membre de la Société britannique de la psychologie et autrice

Invitée au printemps dernier dans un épisode du podcast Fashion Neurosis de Bella Freud, la créatrice Susie Cave confiait avoir pris la résolution de ne plus parler négativement des autres — même lorsque ce qu’elle dit est vrai. Selon elle, cela influence directement sa façon de penser, qu’elle compare à du « Botox dans mon cerveau », effaçant la négativité. Sur ce sujet, Freud établit une distinction intéressante entre les « bonnes » et les « mauvaises » conversations : « C’est en réalité beaucoup plus stimulant d’encenser quelque chose, mais on ressent plus d’adrénaline à le démolir. »

Attention à l’opinion qui se veut surpasser le fait

Cela a du sens, explique Audrey Tang : « Nous devenons bons dans ce que nous pratiquons. Ce n’est pas que nous sommes soudainement devenus accros aux ragots, c’est simplement que la société nous y expose davantage en le normalisant, ce qui influence notre comportement. Il n’y a pas de bouton magique, donc si vous parlez fréquemment de manière négative des autres, vous allez plus souvent penser négativement, car c’est ce que vous allez de plus en plus chercher. La neuroplasticité du cerveau signifie que, quoi que nous pratiquions, de nouveaux circuits neuronaux se forment. »

Ce n’est pas que nous sommes soudainement devenus accros aux ragots, c’est simplement que la société nous y expose davantage en le normalisant, ce qui influence notre comportement.

Dr Audrey Tang, membre de la Société britannique de la psychologie et autrice

Et qu’en est-il de la personne visée par ces ragots ? Se nuire à soi-même est une chose, mais même les amateurs les plus enthousiastes de commérages devraient réfléchir aux dégâts potentiels pour autrui. Idéalement, chaque ragot devrait s’accompagner d’une poignée de sel et d’une série de mentions légales. Répéter un mensonge suffisamment de fois — surtout à l’ère d’Internet — peut rapidement le faire durcir en « vérité » factice. C’est le sort qu’ont connu nombre de femmes, célèbres ou anonymes, au fil de l’histoire (non, Marie-Antoinette n’a jamais dit « Qu’ils mangent de la brioche » ; et les fameuses tablettes cunéiformes restent sujettes à interprétation, ce qui signifie qu’une pauvre Mésopotamienne a peut-être été injustement condamnée pour adultère… depuis 3’500 ans).

« Le tribunal de l’opinion publique a souvent eu plus d’impact sur notre perception des événements historiques que n’importe quelle déclaration ou rapport officiel. Comme avec les réseaux sociaux aujourd’hui, si une rumeur est répétée suffisamment de fois, elle se solidifie en vérité dans l’inconscient collectif », explique l’historienne Hayley Nolan, autrice de Anne Boleyn: 500 Years of Lies (2019).

Même la froideur de la logique et les convenances les plus élémentaires peinent à freiner l’embrasement des rumeurs. L’an passé, le footballeur de 24 ans Callum Hudson-Odoi a dû démentir une rumeur complètement insensée l’accusant d’avoir voyagé à bord de l’avion de Jeffrey Epstein (il était alors enfant). De la même manière, la princesse de Galles, prise au piège d’une spéculation effrénée sur son absence, s’est vue contrainte de révéler publiquement son cancer.

Aujourd’hui, si une rumeur est répétée suffisamment de fois, elle se solidifie en vérité dans l’inconscient collectif.

Hayley Nolan, historienne et autrice

Le côté positif des ragots

L’un des problèmes avec les ragots, c’est qu’ils n’obéissent à aucune règle stricte : leurs frontières sont invisibles et sans cesse mouvantes. Par exemple, l’annonce d’une grossesse peut sembler tantôt banale, tantôt croustillante, joyeuse ou inquiétante, selon le contexte. Il y a aussi l’incertitude : difficile de savoir ce qui sera vite oublié et ce qui peut laisser des traces. La première semaine de mon entrée au collège, quelqu’un avait griffonné « Laura Jordan est une grosse traînée » sur la porte des toilettes. En préadolescente timide, j’avais trouvé le mot traînée presque flatteur, de façon tordue (les garçons ne me regardaient même pas !) – mais le grosse a accentué un complexe corporel déjà bien ancré. Et si l’on peut balayer les commérages d’un « mieux vaut qu’on parle de vous plutôt que pas du tout », tout le monde n’a pas la force – ni l’envie – d’adopter cet état d’esprit. Certaines réunions en groupe de parole se terminent d’ailleurs par un rappel : « Ce qui est dit ici reste ici », car « les ragots peuvent tuer ».

Pourtant, tout n’est pas sombre.

« À mon avis, les ragots sont sains lorsqu’ils ne sont pas malveillants et qu’ils permettent de se détendre, de s’amuser, d’être soi-même et de baisser la garde. Je ne conseille pas d’être cruel en racontant qui a couché avec qui ou qui a refait son visage, mais, en tant que petit moment de légèreté, ils ne peuvent pas faire trop de mal tant qu’ils ne tombent pas entre de mauvaises mains », explique Belma Gaudio, fondatrice et directrice artistique de la boutique londonienne Koibird. « Peut-être que leur connotation négative est née d’un nouveau moyen de rabaisser les femmes. »

À mon avis, les ragots sont sains lorsqu’ils ne sont pas malveillants et qu’ils permettent de se détendre, de s’amuser.

Belma Gaudio, fondatrice et directrice artistique de la boutique londonienne Koibird

Absolument. Une partie du problème tient au fait que les ragots sont souvent perçus comme une activité féminine (faux ! Quiconque pense cela n’a jamais mis les pieds sur un forum Reddit ni suivi les rumeurs de transferts dans le football. Audrey Tang cite d’ailleurs une étude publiée en 2019 dans le Journal of Social, Psychological and Personality Science, montrant que, si les femmes commèrent un peu plus que les hommes, elles le font de manière plus neutre). Cette vision occulte le pouvoir positif que les ragots peuvent avoir. Ce sont eux qui nous apprennent que nous ne sommes pas payées à notre juste valeur, qui nous avertissent à propos d’un homme douteux ou qui nous signalent une opportunité professionnelle. Après tout, en quoi les bavardages « triviaux » échangés par-dessus une haie de jardin diffèrent-ils, dans le fond, des intrigues machiavéliques et des fuites orchestrées, considérées comme de l’« information stratégique » dans les hautes sphères politiques ?

Peut-être faudrait-il offrir aux ragots une nouvelle image. Pourquoi les voir comme forcément cruels, mensongers et stériles, alors qu’ils peuvent être inoffensifs, utiles et témoigner d’un véritable intérêt pour le monde et pour les autres ? Et lorsque, parfois, nous sommes la cible de rumeurs fausses ou malveillantes ? Rappelons-nous qu’il y a un certain privilège à être remarqué – et que si vous irritez des gens, c’est probablement que vous faites quelque chose de bien. Mais… gardons ça pour nous, d’accord ?

Autrice : Laura Antonia Jordan
Cet article a été traduit et adapté pour la Suisse après avoir initialement été publié sur elle.com. Retrouvez tous les autres articles de cette édition sur le site web officiel.

Tags : amitié
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